Publié le 29.11.2017

Convention annuelle de l'Académie des technologies: discours de clôture de Frédérique Vidal

Frédérique Vidal s'est exprimée lundi 27 novembre 2017 en clôture de la convention annuelle de l'Académie des technologies.

Discours académie des technologies

SEUL LE PRONONCE FAIT FOI

Je suis très heureuse, doublement heureuse après avoir reçu cette médaille, d’être parmi vous aujourd’hui pour clôturer la 1ère convention annuelle de l’Académie des technologies, au cours de laquelle elle remet ses 1ers grands prix

Comme au théâtre, les premières ont toujours cette saveur caractéristique de la mise à l’épreuve, de l’expérimentation. Je tiens donc à saluer le succès de cette nouvelle initiative de l’Académie des technologies. Elle répond en effet parfaitement à la double ambition qui est la sienne : nourrir le débat public et mettre en lumière les innovations technologiques.  Communiquer, réfléchir ensemble, renforcer la visibilité et la lisibilité de la culture scientifique, technique et industrielle sont des leviers majeurs de l’innovation. En effet, l’innovation ne peut s’épanouir ni même se penser à rebours de la société, qui doit en être l’inspiratrice, le creuset et l’accélérateur. 

Par ailleurs, comme toute première, la convention 2017 est celle qui donne le ton : et c’est sous le signe de l’intelligence collective que l’Académie a placé cette 1ère édition, en nouant un partenariat avec les grands acteurs du monde industriel, les associations, les fondations, la B.P.I., Je tiens à tous vous remercier d’avoir répondu présent à cet appel.

Pour cette première convention, vous avez choisi de mettre en valeur la filière agroalimentaire et ses liens avec l’innovation. Ce choix présente une certaine forme d’évidence :

  • L'agroalimentaire est le premier secteur économique français avec un chiffre d'affaires de 172 milliards d'euros. Il est l’employeur industriel de plus de 427 000 salariés. Exportateur net, le secteur est cependant soumis à une concurrence internationale féroce et est donc face à une ardente obligation d’innover.
  • Ce fleuron de l’industrie française fait partie du quotidien des français. D’abord, parce qu’il est un grand pourvoyeur d’emplois de proximité. Mais aussi parce que dans le secteur agroalimentaire, les technologies innovantes quittent les laboratoires et les usines pour mieux s’inviter à notre table.
  • Plus généralement, le geste le plus anodin, se nourrir, contribue aussi à façonner la planète et la santé, ce qui impose d’appréhender la chaine globale au sein de laquelle s’insère l’agroalimentaire et là encore d’innover.

On ne peut pas penser les défis de la filière agroalimentaire sans penser ceux de l’agriculture. Celle-ci doit nourrir une population mondiale croissante avec des aliments en quantité mais également en qualité reconnue. Elle doit prendre en compte l’évolution forte de la demande des consommateurs et des pratiques alimentaires. De manière urgente, elle doit progresser dans la voie des transitions énergétiques et écologiques en s’adaptant aux contraintes des évolutions climatiques tout en contribuant plus que par le passé, à la réduction de sa production de gaz à effet de serre.

Dans le cadre de la Cop 23, le Président de la République a rappelé que les équilibres de la planète sont prêts à rompre comme le traduisent le réchauffement des océans ou la disparition de nombreuses espèces. Et c’est donc l’ensemble de l’humanité qui est aujourd’hui touché. Il est donc essentiel que les questions de sécurité alimentaire et de durabilité des systèmes alimentaires soient à notre agenda. Les  états généraux de l’alimentation, voulus par le Président et conduits sous la responsabilité du M.A.A. se déroulent en ce moment, et traitent notamment ces questions et mobilisant nombre d’acteurs présents ce soir. Le sommet One Planet Summit annoncé au G20 de juillet dernier par le Président de la République et qui se tiendra le 12 décembre prochain pour les 2 ans de l’accord de Paris, mettra lui aussi en valeur l’importance de l’adaptation au changement climatique et le rôle de l’innovation en agriculture.

Votre convention intervient donc fort à propos en mettant en avant des réussites en innovation dans le secteur de l’agroalimentaire. 

Ce secteur agroalimentaire est traversé par des évolutions fortes  qui appellent à ce que l’on reconçoive en profondeur les systèmes de production : comment sans cette reconception et sans innovations majeures tendre vers une agriculture produisant suffisamment  mais n’utilisant plus ou moins de produits phytosanitaires de synthèse sur les productions végétales, ou d’antibiotiques dans les productions animales par exemple ?

Le secteur agroalimentaire est un système complexe qui conjugue donc haute technicité, réglementations, sanitaire et environnementale, et attentes du consommateur : la traçabilité, l’impact environnemental, le respect de l’animal, les bienfaits des aliments, leur valeur patrimoniale, les exigences à satisfaire sont multiples. 

Cette somme de contraintes fait de l’innovation agroalimentaire un véritable travail d’équilibriste. 

Plutôt qu’un carcan, les start-up et les P.M.E. sélectionnées ce soir ont vu dans cet ensemble de règles et d’aspirations un terrain d’expression,  un ferment de l’innovation. Elles n’ont ignoré aucun des maillons de la chaîne de valeur, qu’il s’agisse de renouveler les pratiques de culture et d’élevage, comme UV Boosting, Biopic ou Ynsect, de mettre au point des souches probiotiques comme TargEDys, d’améliorer le contrôle sanitaire pour les machines de productions comme Novolyze, ou d’offrir au consommateur des expériences organoleptiques inédites en développant une technologie révolutionnaire à la fois pour gazéifier et « cryogéniser » la matière première agroalimentaire comme Genialis.  Vous êtes l’illustration-même des valeurs de l’industrie du futur : la créativité, l’agilité et la responsabilité. Les questions du développement durable, de l’impact écologique, de la dépense énergétique, du bien-être et même du lien social, apparaissent en toile de fond de toutes ces innovations.

Il est donc vital que l’industrie agroalimentaire puise dans la recherche les idées neuves pour favoriser son essor en s’alimentant à toutes les sources : recherche en entreprise, recherche publique, organisme d’excellence comme l’INRA. C’est la recherche qui détient en effet la réponse à de nombreux défis de l’agriculture et de l’agroalimentaire : la connaissance des végétaux, de la vie des sols, des ferments, des microbiotes, mais aussi des consommateurs. 

Je voudrais simplement ici mettre en avant quelques-unes des pistes d’innovations sur lesquelles j’en suis sûr vous vous appuyés pour permettre à la filière d’être plus à même de se positionner en face des demandes de traçabilité, de sécurité microbiologique des produits ou de demande de "naturalité" de ceux-ci :

  • La génétique végétale sera probablement largement sollicitée pour façonner les plantes de demain. Il s’agit de cultiver une plus grande diversité d’espèces mais également de privilégier des variétés efficientes dans la transformation des intrants, plus adaptées aux contraintes environnementales et plus résistantes aux pathogènes, permettant ainsi de s’affranchir au moins en partie du recours aux phytosanitaires. Les biotechnologies sont des parties prenantes naturelles de ces évolutions, il faut évaluer leurs apports potentiels et progresser sur la réflexion de leur place dans le concert des technologies, et  j’y reviendrai.
  • La connaissance intime de la vie des sols est également essentielle. Il y a dans ce compartiment mal connu, des écosystèmes microbiens pouvant apporter tout un ensemble de services propices par exemple à la mobilisation des éléments nutritifs pour les plantes ou pouvant contribuer à la fixation directe de l’azote atmosphérique.   
  • L’impact environnemental des productions animales est aussi questionné. Les recherches en cours permettent déjà de concevoir une alimentation des bovins réduisant fortement les productions de méthane et améliorant les qualités de lipides des produits. L’efficience de la transformation des fourrages par ces ruminants mobilisant des espaces naturels, offre aussi une vision nouvelle plus positive de l’élevage de demain.
  • Beaucoup de nos aliments sont en réalité issus de fermentations et de procédés de fabrication mettant en œuvre des ferments naturels ou conçus. Les produits laitiers ou fromagers en sont des exemples emblématiques, mais on peut également citer des produits végétaux ou carnés. Ainsi, la meilleure connaissance des ferments sera utile pour assurer la sécurité microbiologique de nos aliments. Et là encore, les recherches en génomique et biotechnologie permettent aujourd’hui d’élaborer des outils de suivi et de traçabilité des procédés traditionnels et de contribuer à la confiance du consommateur.
  • Les connaissances fines des microbiotes intestinaux humains doivent également  progresser. Il en est attendu à la fois une meilleure vision des processus de digestion des aliments pour assurer une meilleure santé humaine et l’ouverture de champs entiers de sécurité nutritionnelle comme de protection de la santé.

Bien sûr, ceci est loin d’être exhaustif. De nombreuses questions de recherche sont pendantes et nécessitent un investissement de plus long terme, parfois de nature très fondamentale.

J’ai remis la semaine dernière un prix à un jeune bio-informaticien de l’INRA, Florian Maumus, qui mène des recherches en paléogénomique : a priori, l’histoire du génome il y a 1,8 million d’années nous entraîne bien loin de l’industrie agroalimentaire. Et pourtant ! En décrivant la régulation coordonnée de l’expression des gènes de maturation des fruits, ses travaux ouvrent en réalité de nouvelles perspectives à la sélection végétale. Entre l’aventure scientifique des chercheurs et les aventures entrepreneuriales que vous menez à la tête de vos start-ups, de vos P.M.E., de vos grands groupes, il y a, pour moi, des résonances évidentes : l’audace, la créativité, l’agilité, la ténacité, sont des valeurs que vous partagez. Voilà un état d’esprit commun qui plaide en faveur d’un dialogue nourri et d’une multiplication des initiatives entre la recherche et l’innovation.

La politique que je mène en matière de recherche et d’innovation part de ces constats et s’attache en particulier à dynamiser la recherche partenariale et la prise d’initiative au croisement des disciplines et des cultures.

L’innovation éclot en effet aux carrefours et aux interfaces, dans ces zones de contact entre les savoirs, entre les compétences, entre les personnes.  Et l’Académie des technologies le sait bien, elle qui a cœur de produire des réflexions inédites en croisant les points de vue les plus divers, à l’image de l’auditoire pluriel présent ce soir, qui mêle industriels, étudiants, chercheurs, professeurs. Le décloisonnement est une des clés de l’innovation.  Et le rôle de l’Etat est de soutenir cette dynamique de circulation des hommes et des savoirs. 

Pour accompagner ce mouvement de dissémination jusqu’au transfert et au produit qui trouve son marché, il faut bien sûr que les frontières entre la recherche publique et l’entreprise soient davantage perméables. Cette ambition nécessite d’encourager la mobilité des chercheurs dans les deux sens, de favoriser les contrats de recherche et d’assouplir les règles de propriété intellectuelle. Sachez que nous nous y attachons !

Mais le couple Recherche-Entreprise ne constitue pas à lui-seul un écosystème d’innovation.  Il est évidemment indispensable de l’articuler à la Formation. En effet, le 21ème siècle, qui voit les cycles d’innovation se raccourcir, exige à la fois un haut niveau de savoir et des têtes bien faites qui auront moins agrégé de connaissances qu’appris à apprendre. Le temps des accélérations appelle un nouveau rapport au savoir : l’innovation de demain sera le fruit d’esprits agiles, qui sauront s’adapter au changement constant de paradigmes et se former tout au long de leur vie.  Notre pays a une chance immense : il abrite des champions industriels, des champions de la recherche et des champions de la connaissance. Je suis convaincue que, plus que tout autre dispositif, c’est le rapprochement de ces talents, entrepreneurs, docteurs, ingénieurs, chercheurs, enseignants –chercheurs qui constitue la clé de l’innovation. 

C’est pourquoi les sites universitaires, articulés avec les organismes nationaux, incarnent pour moi  l’espace-temps le plus favorable au développement des idées neuves ou disruptives. C’est à cette échelle qu’il faut penser la mise en présence, concrète, réelle, des PME, des start-up, des grandes écoles, des universités, des laboratoires. Nous devons créer des campus, des écosystèmes complets d’innovations, des espaces d’expérimentation rapides, agiles et innovantes. Rapprocher l’entreprise, la formation et le laboratoire, c’est articuler le penser, le faire et l’agir ; c’est pouvoir, dans un même mouvement, produire de la connaissance, la partager et la transformer.

L’étudiant-entrepreneur, le chercheur-entrepreneur ne sont déjà plus des figurants sur la scène de l’innovation, au contraire,  mais ils ont tous les atouts pour tenir le 1er rôle au moment où les deeptechs décollent et deviennent un moteur d’innovation au sein des filières comme cela a été illustré ce soir. Cela  implique bien sûr, que la culture entrepreneuriale, la culture éducative, la culture scientifique, évoluent toutes trois de concert.

Cette transition repose sur une transformation globale de la société. Cette frontière, culturelle, est l’ultime limite qui doit être repoussée si nous voulons faire de notre pays un leader de l’innovation. Et comme toute conquête, elle repose sur la confiance : confiance dans notre capacité à expérimenter, à tenter, à surmonter l’échec, à rebondir, à prendre des risques, à se montrer audacieux. Confiance aussi dans nos valeurs, qui se réinventent sans perdre leur essence. Confiance enfin dans notre talent, dans notre génie, et dans sa source : la science.  

La recherche est parfois prisonnière de craintes et de défiances qui freinent son développement. Les biotechnologies souffrent notamment de fortes réticences liées à la manipulation du vivant. Bien sûr, notre histoire des idées s’est construire sur le doute, érigé en méthode par Descartes. Mais il s’agit d’un doute fondé en raison, et non motivé par la peur. L’Académie des technologies nous alerte sur le retard français en matière de technologies d’édition du génome et sur le fait que certains cadres réglementaires actuels sont des freins. A l’heure où les technologies évoluent de plus en plus vite, il convient comme l’a dit le Président de la République d’en finir avec l’idée que le principe de précaution entrave l’innovation : l’enjeu est bien d’être capable de produire suffisamment vite et clairement des avis de référence, appuyés sur des résultats scientifiques avérés, permettant d’éclairer la prise de décision publique, et in fine de prendre des décisions. A cet égard, je voudrais souligner que votre recommandation que soit systématiquement évaluées les conséquences d’une décision négative et non plus seulement l’impact d’une décision positive, me paraît une approche particulièrement intéressante. Et naturellement, je m’attacherai à ce que la recherche, tout en évoluant dans un cadre éthique, conjugue principe de précaution et principe d’action.

C’est précisément le rôle de la science de distinguer les fantasmes irrationnels des alarmes légitimes. Et c’est cette responsabilité que l’Académie assume auprès des pouvoirs publics et des plus hautes autorités nationales, mais aussi européennes. La Commission européenne a en effet fait appel aux académies pour asseoir ses décisions sur un socle de connaissances objectives en matière scientifique et technologique. Cette volonté de consolider son action en l’adossant au savoir rappelle combien la science est et doit continuer à être une boussole en pleine tempête intellectuelle et morale, c’est-à-dire lorsque le citoyen ne sait plus discerner les opinions, les croyances et les connaissances. Mais cette nécessité d’un contrepoids nous renseigne aussi sur la puissance de la vague de fausses informations qui, via la toile, déferle sur le grand public. Car l’ère du soupçon semble avoir pris le pas sur le positivisme et la confiance. 

Il est donc urgent de restaurer le pacte de confiance entre la science et la société en revivifiant notre vision du progrès. C’est tout à fait le sens de la devise de l’Académie des technologies qui œuvre pour un progrès raisonné, choisi et partagé.  Il ne s’agit pas d’un progrès aveugle et effréné, mais d’un progrès éclairé et orienté : éclairé par une réflexion collective qui convoque tous les points de vue, orienté par des valeurs partagées. Le progrès au 21ème siècle n’est ni le retour à un âge d’or disparu, ni une utopie figée dans un horizon inaccessible. C’est un projet de société, toujours en mouvement, évolutif, dynamique, qui se réinvente en permanence au fil des découvertes, des opportunités, et des renoncements. Le progrès n’a pas vocation à rejoindre un idéal qui lui préexisterait : ce sont les actes que nous posons chaque jour, ce que nous entreprenons collectivement, les choix que nous opérons ensemble qui lui donnent son vrai visage.

Avant de conclure cette intervention, je souhaite féliciter très chaleureusement les lauréats qui illustrent si bien la capacité d’entreprendre française, je veux remercier l’Académie des technologies pour cette convention qui permet de comprendre et mettre en lumière les différents ressorts de l’innovation, et de toucher du doigt ce qu’il faut améliorer. 

L’Académie n’est pas en reste d’initiatives, et je m’en réjouis, tant au plan européen qu’au plan national, je pense en particulier à votre proposition de créer une maison des technologies avec l’A.N.R.T. qui me paraît une initiative très prometteuse.

Je voudrais  enfin, que la confiance reste le maître mot de cette soirée : car je sais que les acteurs de la recherche, de la formation et de l’industrie, disposent de tous les atouts pour innover et réussir, ensemble. C’est un pari que je fais avec vous, un pari sur l’humain, sur son potentiel de créativité, d’audace et de partage, que vous incarnez tous en étant présents ici ce soir.