Publié le 03.04.2019

" L'espace comme facteur d'intégration européenne " : discours de Frédérique Vidal

Frédérique Vidal s'est exprimée mardi 2 avril en ouverture du séminaire Perspectives spatiales 2019 " L’espace comme facteur d’intégration européenne "

Satellites européen Galileo

SEUL LE PRONONCE FAIT FOI


Je suis très heureuse de retrouver la communauté du spatial à l’occasion de ce séminaire, qui est traditionnellement l’occasion de se projeter vers de nouveaux horizons.


Cette année, cet horizon est résolument européen. Actualité oblige, diront certains. Oui, bien sûr, mais pas seulement. Car l’Europe et l’Espace, c’est bien plus qu’un hasard de calendrier qui concentre sur l’année 2019 trois échéances capitales - élections européennes, adoption du règlement spatial de l’Union européenne, conseil ministériel de l’ESA.


L’Europe et l’Espace, ce sont deux projets hors normes d’ambition immense et qui chaque jour nous offrent de nouveaux défis ; ce sont aussi deux destins profondément liés, et une seule et même course aux étoiles. Tout comme il ne peut y avoir de politique spatiale ambitieuse sans projection européenne, notre projet politique européen serait moins fort sans politique spatiale.


J’ai parlé de destin, pas de fatalité. Je suis de celles et de ceux qui pensent, comme Novalis, que le destin, c’est le caractère, que le destin, ça se forge, en équipe, à force de convictions, d’audace, d’imagination. Alors, c’est vrai, une partie de ce destin commun se décidera dans les mois à venir, et vous pouvez compter sur moi pour défendre la position française dans toutes les instances européennes, et notamment en novembre prochain à Séville.


Mais il se joue aussi ailleurs, au quotidien, dans vos laboratoires de recherche, dans vos usines, dans vos entreprises et vos start-up. Il dépend de chacun de nous que l’Europe et le secteur spatial tiennent, ensemble, toutes leurs promesses, ou se laissent fragiliser l’une comme l’autre par leurs divisions.


Vous le savez, il y a quelques semaines le Président de la République a appelé à une Renaissance européenne fondée sur 3 idées-forces : la liberté, la protection et le progrès. Or chacune d’elle peut prendre appui sur l’Espace pour se concrétiser.


Une Europe qui garantit le progrès individuel et collectif, c’est une Europe à la pointe de la connaissance et de l’innovation. Et l’Espace, c’est précisément une réserve de savoirs pour l’avenir. D’abord parce qu’il contient les réponses aux questions les plus fondamentales sur les origines de la vie : que ce soit au travers des ondes gravitationnelles ou des échantillons prélevés sur Mars et sur les astéroïdes Ryugu et Bénou, régulièrement l’Espace livre de nouveaux secrets sur la formation de l’Univers et de ces éléments chimiques. L’Europe spatiale c’est aussi celle qui fait rêver ses 500 millions de citoyens à travers les vols habités, celle qui leur parle de dépassement de soi en narrant l’épopée de ses héros, à l’image de Thomas Pesquet.


C’est celle qui les convainc que rien n’est impossible et qui leur en apporte la preuve en révolutionnant leur vie de tous les jours. Car l’Espace apporte des services sur Terre. Aussi lointain soit-il, il s’est déjà largement invité dans le quotidien des citoyens et dans les politiques publiques des décideurs : l’agriculture de précision, les transports, les télécommunications, l’urbanisme, ont tous à gagner à s’ouvrir au spatial. Et ce n’est qu’un début : les activités spatiales génèrent des volumes de données colossaux dont les entrepreneurs ont rapidement compris le potentiel d’innovation. En effet, pour qui sait voir au-delà de leur abord technique, pour qui sait les exploiter et les croiser avec d’autres données et d’autres technologies comme celles de l’IA, elles peuvent s’avérer une matière première particulièrement féconde.


Le spatial, c’est l’Europe qui innove, et c’est aussi l’Europe qui protège, car ce que l’on attend du progrès, c’est notamment un monde plus sûr. Une Europe qui protège, c’est une Europe qui affronte les menaces du 21ème siècle. Le réchauffement climatique est sans doute l’une des plus redoutables, et c’est depuis l’Espace qu’on l’observe le mieux. Le spatial contribue non seulement à mesurer plus de la moitié des paramètres utilisés par le GIEC pour suivre l’évolution du climat, mais aussi à mieux gérer les catastrophes naturelles qui découlent de ses bouleversements.


Protéger, c’est aussi gérer et prévenir les risques géopolitiques. Or notre défense ne peut se passer de l’Espace, et nos interventions militaires sur des théâtres d’opérations extérieures, le niveau de précision et de communication qu’elles requièrent, nous le rappellent régulièrement. Et si le spatial est de plus en plus utile à notre défense, il est un outil d’apaisement des tensions et de solidarité internationale. Le spatial, lorsqu’il permet de suivre les ressources en eaux, de surveiller de vastes superficies de forêt ou d’améliorer les prévisions météorologiques, est ainsi un formidable partenaire de l’aide au développement durable des pays du SUD.


Enfin, la plus essentielle des garanties que doit offrir l’Europe c’est la liberté, la liberté de se déplacer, de s’exprimer, le droit à la vie privé. Or il n’y a pas de liberté sans souveraineté. Et c’est en grande partie dans l’Espace que cette dernière se joue aujourd’hui, car c’est dans l’Espace que les nations affirment leur indépendance technologique, leur indépendance militaire, leur indépendance d’accès à l’information.

C’est parce que le projet politique européen est plus fort avec l’Espace que l’Union a pris récemment des engagements importants en faveur du spatial.
Il était essentiel que le règlement sur l’espace, qui pour la première fois dote la politique spatiale européenne d’un cadre juridique complet, traduise bien les ambitions du continent. Il a donné lieu à des discussions serrées, à des débats parfois houleux, mais je crois pouvoir dire qu’il sera à la hauteur des défis que nous avons à relever, en matière de budget comme en matière de gouvernance et de programmes.


Il réaffirme notamment l’importance de Galileo et de Copernicus, qui chacun confortent deux des piliers de la renaissance européenne que je viens d’évoquer. Galileo, avec ses 600 millions d’utilisateurs – et ce chiffre progresse rapidement –, avec sa précision inégalée, incarne cette Europe de progrès, capable d’ouvrir de nouveaux marchés à ses entreprises et d’offrir les meilleurs services à ses citoyens. Copernicus, c’est bien cette Europe qui protège, qui innove et qui ouvre des horizons, grâce à un système d’observation de la Terre parmi les plus performants au monde. C’est une infrastructure originale, que l’on nous envie, et qui d’une certaine manière incarne une voie alternative, une voie européenne.


Quand à cette Europe de liberté, cette Europe souveraine, qui est la condition des deux autres, elle n’est pas concevable sans un accès autonome à l’Espace, et c’est la raison pour laquelle les pays membres de l’ESA ont décidé de faire Ariane 6 en 2014. Aujourd’hui ce lanceur devient une réalité, la production a démarré, la construction du pas de tir à Kourou est très avancée. L’enjeu désormais, c’est de faire d’Ariane 6 un succès ; un succès technologique, un succès industriel mais aussi un succès économique. Cela nécessite de consolider le soutien des États européens aux lanceurs, car dans ce secteur l’impulsion politique est déterminante. Cela nécessite aussi de travailler ensemble à une organisation industrielle plus simple, plus efficace ; et c’est dans ce cadre renouvelé que nous engagerons très prochainement le développement de nouvelles technologies, qui seront la base des futurs lanceurs européens.


Ce leadership européen est essentiel. Essentiel pour conduire des programmes de grande envergure, essentiel pour organiser un marché intérieur propice à l’innovation, mais aussi pour fixer des règles de bonne conduite, qui s’apparenteraient à des voeux pieux à l’échelle d’un État mais deviendront des standards si elles sont portées par l’Europe.


L’Espace c’est en effet d’abord un milieu naturel à protéger et un bien commun à administrer collectivement. La problématique des débris et de la pollution des orbites a mis en exergue sa vulnérabilité. Il en va de l’Espace comme de l’océan : qu’il s’agisse d’exploitation des ressources ou d’impact des activités humaines, les hommes doivent être capables de se fixer des règles communes pour gérer durablement ce milieu et l’Europe peut contribuer à définir une position internationale qui tire toutes les leçons de l’anthropisation de la Terre.


L’Espace, c’est aussi, bien sûr, une filière qui, de la recherche jusqu’à l’industrie, a besoin de toute la force de frappe européenne pour s’épanouir. Seul, un Etat ne peut pas prétendre participer à des missions scientifiques exploratoires de l’envergure d’Insight ou de Bepi colombo, ou à des aventures technologiques, industrielles et commerciales comme celle d’Ariane. Seul, un Etat ne peut pas répondre aux besoins sociétaux exponentiels en matière de services et d’informations. L’Europe, dans le cadre de l’Union, de l’ESA, d’institutions comme EUMETSAT, porte des projets qui ne sont pas à la mesure des nations, parce qu’elle mutualise les moyens, mais aussi parce qu’elle défend une vision, une ambition, supérieures.

Alors, quel est donc ce destin commun que l’Europe et le secteur spatial ont à accomplir ensemble ? Ce destin commun, c’est d’être aux avant-postes de la conquête spatiale telle qu’elle se réinvente aujourd’hui, avec ses nouveaux acteurs, privés et étatiques, et ses nouveaux fronts, celui des nano-satellites, des lanceurs réutilisables, des services terrestres dérivés de la donnée spatiale.


Ce destin est à notre portée : l’Europe est forte de champions industriels, d’agences nationales mondialement reconnues, de chercheurs et d’ingénieurs talentueux et d’une jeunesse qui brûle d’envie de faire, d’expérimenter, d’imaginer, de créer. Chacun dans votre domaine, et bien souvent, ensemble, vous illustrez cette excellence spatiale française et européenne, qui a permis d’enregistrer tant de beaux succès ces derniers mois : je pense aux microséismes qui viennent d’être enregistrés par SEIS sur Mars, je pense au déploiement, grâce à Arianespace, des premiers satellites de la constellation Oneweb co-construits par Airbus, je pense à la montée en puissance de Galileo, au lancement du satellite d’observation des vents Aeolus, du satellite météorologique MetOp-C, du satellite de reconnaissance militaire CSO, je pense au 100ème vol d’Ariane 5, et il y en a bien d’autres.


Voilà qui doit nous donner confiance dans l’avenir, voilà qui doit nous convaincre de cultiver plus que jamais un esprit de coopération et d’innovation, en balayant tous les stéréotypes, tous les clivages stériles.


Le plus contreproductif d’entre eux, c’est celui qui tend à opposer Old Space et New Space, comme si les acteurs historiques de l’Espace était condamnés à vivre sur leurs acquis et qu’inversement les nouveaux pionniers pouvaient se passer des compétences construites depuis des décennies dans la filière spatiale. La France, je crois, est en train de démontrer qu’une autre voie est possible, que le New space européen ne se fera pas sans les grands groupes et les agences de recherche, parce que c’est là qu’est l’excellence, c’est là qu’est l’expérience, c’est là qu’est le savoir-faire.


C’est cette histoire que sont en train d’écrire les protagonistes du projet de constellation Kineis qui associe Thales Alenia Space, les PME NEXEYA et Syrlinks et leCNES ; c’est cette histoire qu’est en train d’écrire la petite équipe d’Arianeworks, qui puise dans l’expertise d’Arianegroup et du CNES la liberté d’explorer des pistes vierges, d’essayer, de se tromper et d’essayer encore, de s’ouvrir aux partenaires européens qui voudraient la rejoindre dans l’aventure. C’est cette histoire, aussi, que sont en train d’écrire les étudiants qui participent au concours Génération ISS, et dont les meilleurs projets rejoindront la station spatiale pour y être opérés par Thomas Pesquet.


Imagination, audace, compétitivité : tous les acteurs, Etats, Institutions et Industrie, doivent aujourd’hui parler la langue de l’innovation. Et plutôt qu’entre Old space et New space, la ligne de partage se situe aujourd’hui entre une culture de l’expectative, où chacun attend après l’autre, où chacun espère de l’autre des impulsions ou des initiatives en restant dans sa zone de confort pendant que la compétition internationale s’intensifie, et une culture de l’expérimentation, où chacun passe à l’action et prend sa part de risque et de responsabilité.


La puissance publique prendra sa part : en renforçant notre investissement dans l’innovation de rupture, qui doit devenir un rôle essentiel du CNES. Plus largement, en mobilisant des moyens à la hauteur des enjeux et en passant à la vitesse supérieure, tant au niveau du budget de l’Union européenne qu’à celui de l’ESA.


La conférence ministérielle de Séville sera un rendez-vous déterminant pour l’avenir du spatial européen, et je souhaite qu’on y parle méthode autant que montant. Je crois notamment que si nous voulons laisser derrière nous cette culture de l’expectative et rentrer de plain-pied dans cette culture de l’expérimentation, il nous faudra réviser le principe de retour géographique pour les programmes compétitifs, car la règle d’or qui doit désormais primer toutes les autres, c’est le projet, sa cohérence, son unité, et par-dessus tout, sa compétitivité. Le principe d’un juste retour est fédérateur car il permet aux Etats qui le souhaitent de participer à l’aventure spatiale. Mais appliqué trop littéralement, il engendre une complexité excessive et traduit une vision du collectif où le tout se réduirait simplement à la somme des parties. Or l’Europe n’est pas une juxtaposition de marchés et d’intérêts nationaux, l’Europe est une idée, une idée qui s’offre à chaque nation comme un ciel au-dessus de la tête, comme une inspiration, comme un rêve humaniste à poursuivre, où le savoir est souverain parce qu’il est le seul garant du progrès pour tous.


Envisager l’Europe ainsi, c’est réaffirmer la place centrale de la science dans cette culture de l’innovation et de l’expérimentation proprement européenne que nous devons inventer ensemble. Je l’ai mentionné et j’y reviens car ce point est essentiel : la puissance publique entend bien se positionner là où le risque est le plus grand, là où une entreprise ne peut pas s’aventurer seule bien que les marchés les plus prometteurs en soient issus : je veux parler de l’innovation de rupture.


Et si le secteur public se positionne à la frontière technologique, en éclaireur, il balise le terrain et laisse à l’industrie tout un pan de l’innovation à explorer et à conquérir de sa propre initiative. L’engagement de l’Etat n’est pas une invitation à un désengagement de l’entreprise, c’est un encouragement à oser, à porter des projets ambitieux et inattendus, qui parfois échoueront, mais parfois réussiront brillamment.


Alors osez, osons ! Dans quelques mois nous fêterons les 50 ans des premiers pas de l’homme sur la lune, faisons en sorte que dans 50 ans ce soit un exploit spatial européen qui soit fêté par toute l’humanité. L’Europe peut y arriver, la France peut largement y contribuer, et son meilleur argument, c’est vous.