Publié le 22.08.2023

Lauréate des prix Thierry Célérier et Jeunes Talents

Parcours handicap : interview de Salomé Nashed, docteur en bio-informatique

Passionnée par le vivant depuis l'enfance, Salomé Nashed a entrepris des études de biologie malgré sa cécité. Elle termine sa thèse au laboratoire LCQB (Laboratory of computational and quantitative biology) sur le campus Pierre-et-Marie-Curie à Paris, pour laquelle elle a obtenu une bourse Doctorat-handicap du CNRS.

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Marie-Hélène Le Ny / MESR

D'où vous est venue votre passion pour la science ?

Salomé Nashed : Je me souviens d'une promenade en forêt avec ma classe de CE2 et de la maîtresse qui nous racontait sur quels types de fougères on marchait, et qui me faisait toucher les arbres et les différentes feuilles en me disant : "Ça, c'est un arbre de telle famille et à son pied pousse tel type de champignon... Ils ont telle et telle couleur..." et j'étais émerveillée par la diversité du vivant.

Je voyais la terre comme un immense organisme, avec ses volcans, les séismes, les plaques tectoniques... J'ai toujours eu une affection particulière pour la biologie, la science du vivant, car j'aimais le fait que ce soit à la fois une science très précise et un peu mystérieuse. Le vivant nous échappe, malgré toutes nos connaissances scientifiques. Il y aura toujours quelque chose à découvrir, on n'aura jamais fait "le tour" de la biologie.

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Marie-Hélène Le Ny

Comment s'est déroulée votre scolarité ?

En classe de cinquième, je suis allée dans un collège classique, et l'Institut national des jeunes aveugles, où j'avais été scolarisée jusque-là, a continué de me suivre. Il avait organisé une sensibilisation à la déficience visuelle dans ma classe, par exemple en faisant porter aux élèves un bandeau ou des lunettes de simulation de différents types de déficience visuelle. Cela a vraiment changé les choses !

En biologie, il y avait beaucoup de schémas et de dessins. J'ai dû assez vite apprendre d'une part à travailler en groupe, d'autre part à aller voir les enseignants pour leur dire : "À tel moment vous avez décrit tel schéma mais j'ai du mal à me l'imaginer, est-ce que vous pouvez me le décrire plus précisément ou me le dessiner dans la main, ou est-ce que vous pouvez utiliser mon doigt pour le dessiner, ou est-ce qu'on peut essayer de bidouiller quelque chose en relief pour que je comprenne... ?"

Dès le début de ma scolarité, j'ai aimé les sciences et pourtant ce sont les disciplines les moins accessibles aux déficients visuels. On peut écrire les mathématiques en braille, mais la biologie est vraiment la science de l'observation par excellence. 

Comment avez-vous pu affirmer votre choix de la biologie à l'université ?

En terminale, j'avais de très bonnes notes en SVT et je voulais vraiment faire de la biologie. J'avais peur de le regretter si je n'essayais pas, mais beaucoup de gens me disaient que c'était une très mauvaise idée : on me conseillait de faire des études plus accessibles et de garder la biologie comme une passion. Ma mère me disait : "Suis ton cœur, fais de la biologie si c'est vraiment ce qui te tente !". Mon père me disait : "Pour quoi faire ?", mais aussi : "Je t'aiderai s'il le faut". Ils avaient peur que je me mette en difficulté.

Je me suis inscrite en licence de Sciences du vivant à Sorbonne université. Ce n'était pas facile de s'adapter à ce nouveau système. Personne ne connaissait le braille ou le relief, et quelqu'un a dû se former sur le tas. 

Ma famille s'est mobilisée et tout le monde a eu un élan de solidarité autour de moi, même à la fac. Je ne voyais pas les schémas, mais j'avais la chance de capter assez vite les concepts et d'être rapide à l'ordinateur. Donc je pouvais prendre les cours en notes. De leur côté, les autres étudiants pouvaient recopier les schémas. On mettait donc en commun leurs schémas et mes notes, puis on refaisait les TD ensemble. Au début on était 3, à la fin de ma licence, on était 11 ! J'ai validé mon année avec à peu près 15 de moyenne générale.

J'ai alors trouvé sur mon chemin une professeure extraordinaire : elle disséquait pour moi et me faisait toucher les matières. Elle m'a fait des dessins en relief sur des feuilles DYCEM. Ensuite, d'autres enseignants ont joué le jeu et j'ai vraiment vu un élan de solidarité incroyable se construire autour de cette licence ! Même si au départ, j'ai rencontré peu de gens au fait des problématiques liées à la déficience visuelle, mon parcours m'aura permis par la suite de sensibiliser beaucoup de gens à la déficience visuelle. 

Après ma licence bi-disciplinaire sciences du vivant et santé publique, je me suis inscrite en master de biologie moléculaire et cellulaire. En deuxième année de master, il faut effectuer un stage en laboratoire : heureusement un professeur de génétique formidable m'a prise dans son équipe, et, puisque je ne pouvais pas faire les expériences, je me suis alors formée à la bio-informatique par moi-même. J'ai appris à programmer en langage "R" [R est un langage de programmation et un logiciel libre destiné aux statistiques et à la science des données] très utilisé en biologie.

Crédits :
Marie-Hélène Le Ny

Finalement, j'ai pu analyser des données et générer des résultats intéressants, avant d'écrire mon mémoire et de valider mon master en 2019. L'équipe m'a alors proposé de continuer en thèse avec eux et de travailler sur l’adressage intracellulaire des protéines. 

Quels dispositifs vous ont permis de vous lancer dans une thèse ?

Mon contrat doctoral est une bourse du CNRS, alloué à un étudiant en situation de handicap. Au début, j’étais réticente à passer par une filière "handicap", parce que je voulais avoir la garantie que mon contrat était bien dû à des idées scientifiquement pertinentes, et non au handicap. Mais il faut savoir se saisir des opportunités qui s’offrent à nous, et prouver ensuite qu’on a des idées pertinentes, qu’on peut être un bon scientifique.

Cette bourse permet aussi d'aider certains laboratoires à surmonter leur réticence à embaucher une personne en situation de handicap. Tant qu'ils n'ont pas essayé, certains pensent que c'est impossible, ce dispositif les y encourage.

Pourtant, mon laboratoire l’a vraiment vu comme une chance puisque cela leur permettait d’avoir deux doctorants dans la même équipe ! Ils avaient bien conscience des problèmes liés à ma cécité. On en avait beaucoup discuté et ils savaient très bien qu’il y a des choses que je n’allais pas pouvoir faire toute seule. C’est très important d’être bien intégré dans son équipe pour pouvoir bénéficier de ce dispositif. 

Votre travail a été récompensé par deux prix, racontez-nous...

J'ai eu la chance d'obtenir le prix Thierry Célérier de l’association Femmes & Sciences, un prix créé pour encourager le projet scientifique d'une jeune femme en situation de handicap. J'ai été lauréate de l'édition 2021. Ce prix, doté de 10 000 €, m'a permis de me former, de me rendre à un congrès et d'acquérir du matériel informatique spécialisé. C'est très précieux car quand un laboratoire aménage un poste de travail, le matériel lui appartient. Moi, j'aurai toujours besoin de ma plage braille au quotidien pour travailler...

Ensuite, mon directeur de thèse m'a encouragée à me présenter au prix Jeunes talents – bourses France L'Oréal-Unesco pour les femmes & la science qui est un prix très sélectif, que j'ai eu la grande joie d'obtenir en 2022. Au début je n'y croyais pas ! C'est très important, d'une part cela va vraiment faire une énorme différence pendant la transition thèse/postdoc, et d'autre part c'est très encourageant pour moi que mon dossier ait été considéré comme légitime. Lors de ce prix, j'ai passé quelques jours avec les autres lauréates et je me suis rendue compte que je n'étais pas la seule à m'en inquiéter et que les femmes en sciences, nous étions très nombreuses à souffrir du Syndrome de l’imposteur !

Comment voyez-vous votre avenir de scientifique ?

Mon projet est d'accéder à un emploi de chercheuse en bio-informatique. Or à l’heure actuelle, il n'y a pas de financements de post-doc fléchés pour les personnes en situation de handicap, et le "post-doc" est un passage quasiment obligé pour devenir chercheur.

Je suis donc à la recherche d'un post-doc en France, si possible pour travailler sur les séquences d’adressage des protéines à la mitochondrie. J'adorerais le faire à l'étranger, mais ce serait trop compliqué sur le plan administratif comme pour l'adaptation dans un autre pays.

J'aimerais aussi beaucoup enseigner : il n'y a pas de maître de conférence non-voyant en biologie en France, et cela demanderait certaines adaptations du poste. Je serais très heureuse également de pouvoir contribuer à rendre les sciences davantage accessibles aux déficients visuels en utilisant les compétences pratiques que j'ai développées pour surmonter certains obstacles !