Publié le 19.01.2018

Discours de Frédérique Vidal pour la remise des prix de la 6e édition du Roman des étudiants

Frédérique Vidal, ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation, s'est exprimée à l'occasion de la remise du prix Le roman des étudiants. Soutenu par le MESRI, ce prix a récompensé cette année Léonor de Récondo pour son ouvrage Point cardinal.

Seul le prononcé fait foi

Aragon disait que la lecture d'un roman jette sur la vie une lumière. Celle qui émane de Point Cardinal et de ses personnages en quête de vérité et de clarté a touché de nombreux lecteurs et parmi eux le jury étudiant qui vous décerne ce soir le Prix du Roman étudiant France Culture-Télérama, chère Léonor de Récondo. Si tant d'amoureux de la littérature ont été conquis par votre œuvre, c'est peut-être parce qu'elle éclaire, avec une extrême netteté mais une grande sobriété, des questionnements identitaires qui nous concernent tous.

Nos lectures, nos bibliothèques personnelles nous trahissent : elles en disent long sur nos valeurs, nos aspirations, nos hantises. Cette année encore, après Réparer les vivants ou Petit Pays, la nouvelle génération confirme son intérêt pour les romans qui explorent l'humanité dans toute sa profondeur, avec tout ce que cela implique de clair-obscur, d'ambivalence, ou ici, de mélange des genres. Loin des clichés, nos étudiants ne s'abandonnent pas aux facilités de la pensée unique et univoque, mais lui préfèrent la vérité plurielle. Oui, on lit toujours lorsqu'on a 20 ans au 21e siècle, et avec quel discernement, avec quelle exigence, avec quel goût !

Je suis donc ravie d'être parmi vous pour rappeler à l'occasion de cette formidable initiative de France Culture et de Télérama combien la littérature contemporaine et la jeunesse ont à s'apporter, combien la lecture et la culture sont indispensables à la construction d'une société inventive, ouverte et solidaire. 

Tout comme la science, la littérature a cette capacité de s'élancer dans l'inconnu et de repousser les frontières. Point Cardinal illustre l'une comme l'autre. C'est d'abord l'histoire d'un franchissement de limites et d'un saut dans le vide ou plutôt dans la plénitude d'être soi. Un homme, Laurent, père de famille, se découvre femme et débute une longue traversée, celle qui le mène au-delà du miroir et de l'image qu'il lui renvoie, une "peau d'homme" qui n'est pas la sienne. C'est aussi une traversée des écrans qui s'interposent entre lui et son identité véritable, peurs enracinées dans l'éducation, préjugés ou projections des autres. Cette quête de soi provoque une onde de choc au sein de l'entourage de Laurent et c'est cette déflagration que vous décrivez, et au-delà, la lumineuse mue d'un être qui s'accomplit. Vous avez eu l'audace d'aborder un sujet doublement risqué, celui de la transsexualité et de son irruption au sein de la famille, et c'est peut-être là, dans le choix d'un foyer ordinaire comme théâtre de la métamorphose, que réside votre plus grande transgression. 

Le mot "transsexualité", n'apparaît pas dans le roman. Bien que ce soit le mot exact pour décrire la situation de Laurent, ce n'est sans doute pas le mot juste, et paradoxalement, la réalité de ce qu'il vit nous apparaît bien davantage dans votre façon de jouer du masculin et du féminin dans les pronoms et les terminaisons, dans leur association dissonante au sein d'une même phrase, dans l'effacement progressif du masculin au profit du féminin. 

Vous êtes une grande musicienne, une violoniste, et peut-être est-ce cela qui vous permet de raconter l'histoire de ce désaccord d'une voix pure, sans affectation, sans effet, qui use de l'image comme on use de l'ornement en baroque, uniquement quand il sert le sens. Peut-être est-ce cela qui vous permet de jouer avec tant de finesse des silences et des blancs sur la page, et de taire tout ce qui tirerait votre roman vers le pathos ou le scandale. Peut-être est-ce cela enfin qui donne cette justesse, ce tact, à votre façon d'attaquer un sujet sensible, comme on apprend à attaquer une note avec délicatesse. Je dois avouer que la scientifique que je suis a été très sensible à cette économie de moyens qui fait autant la beauté d'une œuvre d'art que l'esthétique d'une démonstration. Ce sont cette pudeur et cette élégance qui placent votre roman hors du temps. 

Mais comme toutes les œuvres d'art s'enracinent à la fois dans l'éternité et l'actualité, Point Cardinal se fait aussi l'écho de questionnements contemporains. Il est frappant de constater combien la science et la littérature peuvent porter des regards différents sur des préoccupations communes, combien elles peuvent devenir l'une comme l'autre des caisses de résonance des interrogations sociétales. Gilles Deleuze compare d'ailleurs la science, l'art et la philosophie à des lignes mélodiques étrangères les unes aux autres mais qui ne cessent d'interférer. Quand la littérature nous donne à sentir et à ressentir la réalité au détour d'images et de rythmes, la science examine les faits sociaux dans la lumière directe, crue mais révélatrice de la raison, de l'expérimentation et de l'analyse. Mais tout comme la littérature, elle poursuit une forme de vérité. Chacune nous donne à comprendre, intimement ou intellectuellement. La littérature est expression, la science est explication, et Point Cardinal en rappelle aussi la vertu : celle – je cite -  de "défai[re] chaque nœud, chaque interrogation, laissant hors de portée l'ignorance et sa horde d'insultes".

Votre roman éclaire avec une grande sensibilité la notion de genre, et nous laisse troublés par des questions ouvertes, ce qui est l'une des prérogatives de l'art : peut-on être père et femme ? Peut-on être époux et femme ? Le masculin et le féminin intéressent aussi la recherche, et notamment la sociologie, l'anthropologie et l'ethnologie. Je pense aux travaux de Françoise Héritier, qui a démontré que la distinction entre le féminin et le masculin a structuré la pensée humaine dans une lecture binaire du monde,  fondée sur des couple d'antonymes : froid/chaud, actif/passif, humide/sec etc. Aujourd'hui les études de genre s'attachent à mettre en évidence nos représentations "genrées" de la réalité et la marque qu'elles laissent dans l'organisation de la société ou dans la langue. C'est une facette à laquelle l'écriture de Point Cardinal vous a beaucoup confrontée, chère Léonor de Récondo. 

Au-delà du genre, Point Cardinal pose la question de l'identité ; cette interrogation qui tenaille le personnage principal se propage à sa famille et jusqu'au lecteur. Si elle est si contagieuse, c'est qu'elle touche à la nature même de l'humain, qui depuis Sartre sait que ce sont ses actes, ses engagements, qui vont définir ce qu'il est. Cette question de l'identité et de l'intégrité humaines, la science du 21e siècle y est tout particulièrement confrontée, parfois malgré elle. Le développement des intelligences artificielles, des interfaces hommes-machines, des robots, des mondes virtuels, ne cesse d'interroger la définition de l'humain, la place du corps, et de confronter les chercheurs à des réflexions éthiques afin de pouvoir aborder l'ensemble de ces sujets avec profondeur et sérénité, avec Humanité ! 

Je crois que c'est à toutes ces questions que le jury étudiant s'est montré sensible. Parce qu'elles sont au cœur de leur quotidien et de leur avenir. Chers étudiants, c'est à vous que je souhaiterais m'adresser maintenant. Le choix que vous avez fait prouve que le paradoxe ne vous effraie pas, que la vision monolithique du monde ne vous intéresse pas, pas plus que les réponses simplistes à la recherche du sens. Elle démontre aussi que les livres et la littérature font partie de votre vie : je félicite chaleureusement les 640 étudiants qui ont été sélectionnés et qui se sont engagés dans cette belle aventure du Prix du Roman Etudiant. Vous contribuez tous à nous rappeler combien la lecture est une activité – car oui, les livres nous rendent actifs – qui contribue à parfaire notre humanité. La littérature établit un autre rapport au langage, et nous permet d'en percevoir la dimension artistique et non plus seulement utilitaire. S'il se réduit au quotidien à un outil de communication ou à un support d'information, dans la littérature le langage se révèle dans toute sa richesse et dans toute sa polysémie. Il laisse place à notre imaginaire et à notre libre interprétation, ce qui fait de la lecture un acte éminemment créatif, une forme de réécriture intérieure de l'œuvre produite par l'écrivain. 

La lecture nous aide à construire notre monde intérieur, à peupler notre imaginaire personnel, à trouver des réponses à des questions qui nous hantent, à réparer ou au contraire à ouvrir de nouvelles brèches. Parce qu'elle met des mots sur des émotions et des sensations que l'on a expérimentées sans jamais parvenir à les dire, parce qu'elle les matérialise sur la page sous forme de signes, la littérature permet de mieux nous connaître. Car nommer c'est connaître. La lecture contribue donc à consolider notre identité, à forger ce noyau dur, ce point cardinal que Laurent découvre "au centre de sa chair" au fil des expériences. La question posée par le roman, celle de l'identité, contient en partie sa réponse dans l'acte-même de la lecture. La lecture rend notre monde intérieur plus dense, jusqu'à en faire un véritable fort capable de résister à l'oppression ou à l'exclusion. 

Mais bien loin de nous amener à nous replier sur nous-même, la lecture enrichit notre vision du monde ; la littérature se nourrit du réel mais le modèle en retour ; je pense que vous avez tous fait cette expérience particulière qui consiste à regarder des lieux à travers le prisme de vos lectures, en superposant des souvenirs littéraires à ce que vos yeux percevaient. Il en va de même avec la musique et avec tous les arts, qui ont ce pouvoir de donner de l'épaisseur à notre relation au monde. C'est tout le paradoxe de la lecture de nous abstraire de l'ici et maintenant pour mieux nous y projeter ensuite, lestés de nouveaux questionnements, de nouveaux savoirs ou de nouvelles aspirations. Car la lecture peut aussi nous pousser à l'action, parce qu'elle élargit le champ des possibles, parce qu'elle nous ouvre des chemins inédits, parce qu'elle nous livre des clés. La lecture est une évasion qui mène à l'émancipation. 

Dans Comme un roman, Daniel Pennac rappelait que le verbe lire, tout comme "aimer" et "rêver", s'accommode mal de l'impératif. Le prix qui nous réunit aujourd'hui fait partie de ces initiatives qui encouragent la lecture en faisant voler en éclat tous les clichés. Et je tiens à remercier chaleureusement France Culture et Télérama d'avoir décidé, il y quatre ans, d'associer les étudiants à leur prix littéraire. A travers les diverses opérations qui ponctuent son organisation, vous démontrez que, loin d'être un plaisir solitaire, la lecture conduit à la rencontre et au débat critique, avec les libraires, avec les auteurs, entre jurés. Au-delà, vous établissez un dialogue entre la jeune génération et à la littérature contemporaine. Tout comme je pense qu'il est essentiel que les jeunes aient accès, dans les laboratoires, dans les universités, à la recherche en train de se faire, je pense qu'il est tout aussi essentiel qu'ils aient accès à l'art en train de se faire. Je crois, chers étudiants, que vous portez un regard tout aussi respectueux sur les écrivains contemporains que sur les auteurs classiques. Mais si cette déférence à l'égard des écrivains d'hier vous est inspirée par le sacre du temps, c'est l'action, l'engagement et le courage qui suscitent votre admiration à l'égard des écrivains d'aujourd'hui. Je crois qu'il est important de toucher du doigt, au gré des pages, cette réalité, cette vitalité : la science et l'art sont vivants, ils sont en train d'éclore et d'émerger, tous les jours. En participant à ce prix, vous influez sur la rentrée littéraire et vous contribuez aussi à constituer le patrimoine de  demain.

Cette implication dans la vie culturelle est une formidable expérience personnelle et un atout dans votre parcours de formation. Je suis très attachée à la place de la culture dans la vie étudiante, parce que je suis convaincue que sans elle, le savoir est amputé d'une part de ce qui lui donne sa cohérence. De même que les campus doivent accueillir laboratoires de recherche et entreprises, de même ils doivent se concevoir comme des lieux de culture, car l'art forme les esprits, libère la créativité et stimule l'innovation. Les chercheurs commencent à multiplier les collaborations avec les artistes parce que l'art ouvre des brèches, perturbe, bouscule, renouvelle leurs approches et interpelle leur vision de la recherche. L'université ne peut se réclamer de la connaissance si elle n'est animée d'aucune vie culturelle. C'est pourquoi je soutiens toutes les initiatives qui visent à développer les pratiques culturelles des étudiants, à valoriser le patrimoine des établissements et à inscrire l'art au cœur des campus, en accueillant des œuvres, des créations ou des résidences d'artistes. L'enseignement supérieur a un rôle important à jouer dans la démocratisation de l'accès à l'art ; chacun a le droit d'être initié à la singularité de l'expérience esthétique, car je crois qu'aucune vie humaine ne peut se passer de la promesse de sens qu'elle contient. 

Chère Léonor de Récondo, merci de nous émouvoir, avec tout ce que ce mot dit du pouvoir de la littérature, celui de mettre en mouvement notre sensibilité et notre réflexion, sur les autres et sur le monde.

Chers étudiants, comme le dit Edmond Jabès "Le livre n'est pas. La lecture le crée, à travers des mots créés, comme le monde est lecture recommencée du monde par l'homme". Par ces quelques heures que vous avez consacrées à la lecture de ces romans vous avez participé à donner vie à des œuvres d'art, construire la culture du 21e siècle, et quelque part aidé à inventer le monde.

Je vous remercie.