Publié le 27.11.2019

Cérémonie des 80 ans du C.N.R.S. : discours de Frédérique Vidal

Frédérique Vidal s'est exprimée mardi 26 novembre 2019 à l'occasion de la cérémonie des 80 ans du C.N.R.S. au Palais de la Découverte, en présence du Président de la République Emmanuel Macron.

80 ans C.N.R.S.

SEUL LE PRONONCE FAIT FOI

Nous avons tous conscience de vivre ce soir un moment très particulier, un moment qui met à l'honneur tout à la fois un homme et un savant exceptionnel, Thomas Ebbesen, mais également une institution qui, depuis 80 ans, incarne aux yeux du monde la recherche française et porte très haut les couleurs de la France : le C.N.R.S..

Et votre présence, Monsieur le Président de la République, est un signe manifeste de l'attention toute particulière que vous portez à ceux qui, dans nos universités, nos organismes et nos écoles, font avancer jour après la connaissance, défrichent de nouveaux terrains, construisent de nouveaux concepts et construisent ainsi de nouveaux mondes.

Et c'est pourquoi, Monsieur le Président, au nom de toute la communauté de l'enseignement supérieur et de la recherche dont des représentants sont réunis ici ce soir, je tiens à vous remercier très chaleureusement de votre présence à nos côtés. C'est un honneur et une manière de réaffirmer le pacte singulier qui unit la République à la science, un pacte qui, de génération en génération, est scellé à nouveau au plus haut niveau de l'Etat. J'y reviendrai dans un instant.

Cet honneur, nous le devons également au chercheur hors pair qui nous réunit ce soir. Cher Thomas Ebbesen, votre parcours est un très bel exemple de ce que nous célébrons ensemble ce soir : la force de la recherche - sa liberté, sa créativité, sa capacité profonde à se jouer de tous les lieux communs et de toutes les vérités établies pour approfondir encore notre compréhension du monde, des hommes et des choses.

Car oui, parfois, la science bouscule, dérange, questionne. Sa marche n'est pas un long fleuve tranquille et pour une société, pour un peuple, accueillir en son sein cette "force qui va", ce pouvoir de tout remettre en cause, cela n'est pas toujours une évidence. Le confort des certitudes est parfois séduisant. Il rassure. Placer la science au centre - au centre du débat public, au centre de notre société - c'est prendre une décision politique forte, c'est faire un choix structurant, c'est accepter de se projeter vers l'avenir, c'est accepter de se préparer à écrire une histoire différente car la science nous amène nécessairement à penser différemment, à faire différemment, à aller de l'avant.

Et dans le monde qui est aujourd'hui le nôtre, réaffirmer ce choix, se donner les moyens d'en tirer toutes les conséquences, comme nous y a invité le Président de la République, c'est un engagement fort, très fort même, qui porte l'image que nous nous faisons de nous-mêmes et de notre avenir commun.


Oui, parfois la science bouscule et dérange. En cela, elle n'est pas toujours si éloignée de l'art qu'on pourrait l'imaginer. Vous êtes ainsi, cher Thomas Ebbesen, le fils d'une artiste peintre. Et un peu comme celle de Picasso, votre carrière, se découpe en grandes périodes : chacune a sa coloration scientifique, son style, mais toutes marquées par de vraies ruptures à la fois conceptuelles et technologiques.

Lorsque vous travaillez sur les matériaux carbonés, lorsque vous découvrez ensuite la transmission exaltée et extraordinaire de la lumière, vous révélez des propriétés insoupçonnées d'un phénomène dont on croyait tout savoir ou presque, vous bousculez les lois de l'optique au point que s'affronteront deux clans : les « plasmons sceptiques » et les "plasmons convaincus".

Vous aurez ainsi ouvert la voie à la plasmonique moderne et à l'étude de la propagation des ondes dans les matériaux optiques. Mais la science n'est pas le seule bénéficiaire de cet impressionnant bilan, car dans le même geste, vous contribuez à améliorer la qualité des lasers, le rendement des fibres optiques ou encore les sondes biomédicales miniaturisées.

Bref, votre parcours scientifique est aussi fécond sur le plan du progrès des connaissances que sur celui des applications technologiques, et la preuve, c'est que vous collectionnez autant les brevets - une trentaine à ce jour - que les récompenses scientifiques prestigieuses, dont le prix Kavli dans la catégorie nanosciences en 2014.

A l'origine de ce succès, on retrouve les vertus scientifiques que Jean Perrinvoulait transmettre au futur C.N.R.S., signe que la filiation ne s'est jamais rompue.

L'autre ingrédient de votre succès, c'est la liberté : vous êtes dénué d'à priori disciplinaire. Au-delà d'incarner cette part de rêverie, cette part nocturne, si essentielle à la science, votre goût pour la photographie vous convainc sans doute très tôt que la physique et la chimie ont de belles choses à faire ensemble et que la créativité prime la pureté disciplinaire.

Quoi qu'il en soit, vous refuserez toujours de rester confiné dans une spécialité. Après votre licence en biologie-chimie et votre thèse sur la photosynthèse artificielle, vous circulez librement d'un domaine de recherche à l'autre au gré de vos questionnements.

Les frontières disciplinaires ne sont pas les seules avec lesquelles vous ayez pris des libertés : électron libre, disais-je, ou oiseau migrateur, car vous n'avez cessé de traverser les mers et d'aller de pays en pays. Vous avez grandi en Norvège, obtenu votre bac à Paris, puis vous avez pris le large pendant 1 an dans un cargo norvégien, avant d'intégrer le Collège Oberlin dans l'Ohio et de revenir faire votre thèse en France à l'Université Pierre et Marie Curie.

Curiosité, liberté, et.....université. Car il y a un troisième déterminant à votre succès : le terrain. En effet je crois que votre réussite peut aussi se lire comme la rencontre entre un chercheur et un environnement exceptionnels. Ce milieu porteur, vous l'avez trouvé tant au sein de la société NEC qu'à l'Unistra, ce qui en soi balaie déjà un certain nombre d'idées reçues. Preuve que le talent attire le talent, c'est Jean-Marie Lehn qui vous a convaincu de venir à Strasbourg, une terre d'excellence scientifique, où vous avez pu cultiver votre fibre multidisciplinaire dans les meilleures conditions, au sein et à la tête d'ISIS, un laboratoire à la pointe des interactions entre biologie, chimie et physique, puis à l'USIAS ensuite, ce « mini collège de France » qui rassemble toutes les disciplines et qui accueille chaque année 15 fellows venus de tous horizons pour y mener des recherches hors des sentiers battus.

Ce parcours qui est le vôtre, cher Thomas Ebbesen, et que cette médaille vient récompenser en ce jour, je le crois à la fois exceptionnel, par la qualité des travaux qui sont les vôtres, et exemplaire de la richesse que peut produire l'écosystème de recherche de notre pays. Au sein de cet écosystème fort de sa diversité, allant des universités à des acteurs plus industriels, le C.N.R.S. est le fruit de la rencontre entre la science, en la personne de Jean Perrin, et la politique, incarnée par Jean Zay.

En réalité, science et politique ne cessent de s'entremêler dans l'histoire du C.N.R.S., si bien que revenir sur ses 80 ans d'existence, ce n'est pas seulement assister à l'épanouissement d'une institution, c'est rentrer dans le laboratoire de la nation, c'est approcher les grands débats, les grands arbitrages et les grandes orientations qui ont agité et façonné notre pays. Nombre d'entre eux ont une résonance toute contemporaine, et il n'est pas inutile d'y prêter l'oreille à l'heure où nous souhaitons ouvrir une nouvelle page de l'histoire de la science française, et au-delà, de notre société, avec la loi de programmation pluriannuelle de la recherche.

Sans retracer toute la chronologie de l'institution qui nous rassemble, je voudrais, si vous me le permettez, m'attarder sur 3 choses.
La première, c'est l'ambition qui préside à la création du C.N.R.S. et qui naît sur le champ de bataille, non pas celui de 1939 mais celui de 1870. Si le C.N.R.S. voit le jour, c'est d'abord parce qu'une conviction, née dans la communauté savante aux lendemains de la capitulation française, relayée par tous les grands noms de la science durant 50 ans, (de Louis Pasteur à Jean Perrin), gagne peu à peu les intellectuels et la classe politique : la puissance d'une nation se mesure aussi à sa puissance scientifique.

La clé du succès est la même. C'est la recherche qui permet à nos entreprises de tirer leur épingle du jeu dans la course internationale en stimulant l'innovation ; c'est la recherche qui nous aide à combattre la maladie, le réchauffement climatique, les inégalités de développement, l'épuisement des ressources ; c'est la recherche qui protège notre démocratie en faisant vivre l'esprit critique dans l'enceinte de nos débats publics comme dans l'intimité de nos décisions ; c'est la recherche qui nous permet de défendre nos valeurs en gardant la maîtrise des technologies fondatrices du monde de demain. Cette ambition appelle aujourd'hui un réengagement, tout comme elle appelait, au début du 20ème siècle, une prise de conscience.

Le C.N.R.S. comme chacun sait, a d'abord été la C.N.R.S., la caisse nationale de la recherche scientifique, autrement dit un organe de financement. Elle résulte d'une croisade entamée par Jean Perrin pour répondre au profond dénuement de la recherche française que les savants et les intellectuels français dénonçaient depuis la fin du 19ème siècle, et qui se lisait aussi, parfois, dans les yeux des pays voisins. Nous avons tous en tête la description faite par un chimiste allemand du laboratoire de Pierre et Marie Curie, entre écurie et cellier à pommes de terre.

Si nos unités de recherche, fort heureusement, sont depuis longtemps sorties de cet état initial, le constat, lui, est éternel : pour avancer, la science a besoin de moyens.

L'autre défi auquel vient répondre la création du C.N.R.S., c'est celui de la construction de véritables centres et réseaux scientifiques dans un pays, qui nous le savons, a trop longtemps construit des séparations entre les disciplines, entre les institutions et entre les grandes missions - chercher, enseigner, diffuser, par exemple.

De ce point de vue, l'embryon du C.N.R.S. est moins la C.N.R.S. que l'Institut de Biologie Physico-Chimique créé par Jean Perrin en 1930, qui fait figure de prototype. En son sein, la recherche se professionnalise et se décloisonne. En réunissant des physiciens, des chimistes et des biologistes, l'I.B.P.C. devient le terrain d'expérimentation de l'interdisciplinarité, même si elle n'en porte pas encore le nom. L'ambition de Jean Perrin est d'élever la recherche au-dessus des querelles de chapelles, de créer un lieu où les savoirs se croisent et les efforts se conjuguent.

Le C.N.R.S. est le digne héritier de ce rêve d'universalité de la science.

Cette logique collaborative, ce sens de la mixité, le C.N.R.S. en a fait son épine dorsale, les déclinant dans tous les pans de son organisation : en son sein, en orchestrant la myriade de compétences qui composent le travail scientifique, celles des chercheurs, mais aussi celles des ingénieurs, des techniciens, des personnels administratifs, tant il est vrai que la science a aussi besoin, pour progresser, de souffleurs de verre, de data scientist, d'archivistes ou de bons gestionnaires; sur le territoire national, en faisant équipe avec les autres organismes et en réinventant ses relations avec l'université, au moyen d'une structure originale, l'unité mixte, appelé à un grand succès puisqu'aujourd'hui plus de 90% des laboratoires du C.N.R.S. sont des U.M.R.. Et c'est pourquoi, aujourd'hui, ce n'est pas le seul C.N.R.S. qui est à l'honneur, mais les universités, les écoles et les organismes qui, avec lui, au sein des unités mixtes et au-delà de ces unités, font vivre la recherche française.

Le 3ème élément que je voudrais retenir de l'histoire du C.N.R.S. ce soir, c'est cet esprit de liberté que ses pères fondateurs lui ont insufflé et qui, en 80 ans, n'a pas pris une ride. Jean Perrin et Jean Zay avaient la conviction, la certitude même, attestée par des siècles d'histoire des sciences, que la soif de comprendre et de connaître est le premier moteur du progrès scientifique.

C'est pourquoi le socle de toute politique scientifique, le terreau de tout progrès, la condition de toute application future, c'est de donner une place centrale à la recherche fondamentale, celle que nos voisins anglo-saxons appellent la recherche "de base", autrement dit celle qui pose les fondations dont tout le reste découle.

C'est en trouvant ce qu'ils ne cherchaient pas que les chercheurs changent la face du monde, répondent à des problèmes qui se posent dans les secteurs les plus éloignés de leurs préoccupations et préparent les filières industrielles de demain. Téléguider la recherche, la priver de sa part d'inattendu, d'imprévisibilité, de liberté, c'est se condamner à l'immobilisme et à la répétition stérile du même.

Cela ne signifie pas pour autant que la recherche doive s'enfermer dans sa tour d'ivoire, bien au contraire. Car c'est de nous aussi qu'il dépend, Mesdames et Messieurs, de faire le meilleur usage des ruptures conceptuelles induites par la recherche la plus fondamentale. Et c'est notre rôle de mobiliser toute la force de la science pour relever les grands défis qui sont devant nous, transformer les concepts en innovations et les innovations en progrès et en croissance.

Et nombreux sont ceux qui, ce soir, pourraient témoigner de la force économique d'une telle approche.

Et c'est pourquoi, Monsieur le Président de la République, le choix que vous avez fait de demander au Premier ministre et au gouvernement d'engager la préparation d'une loi de programmation de la recherche n'est pas seulement une bonne nouvelle pour la communauté académique elle-même, mais pour le pays tout entier.

Et si j'y insiste devant vous ce soir, c'est qu'à travers la loi de programmation, nous avons deux grands défis à relever.

Le premier nous concerne directement, nous tous qui avons choisi, il y a quelques années de cela, de s'engager dans la carrière académique qui, à nos yeux, était la plus belle de toutes. Mais force est de constater qu'au fil des ans, l'attractivité de cette carrière s'est réduite comme peau de chagrin. La faiblesse des rémunérations en est une cause. Celle des recrutements en est une autre. Mais aussi le sentiment, sourd, mais omniprésent, de ne plus avoir les coudées franches pour aller jusqu'au bout de ses projets, de plus avoir cette confiance dont vous avez parlée.

Avec la L.P.P.R., ce que nous voulons faire, c'est sortir une bonne fois pour toutes de cette lente érosion et redonner aux scientifiques trois choses essentielles : du temps, de la liberté et des moyens. Cela implique un investissement significatif et le Président de la République l'a dit, il sera au rendez-vous. Mais cela veut dire aussi desserrer l'étau des contraintes administratives et travailler ensemble, à hauteur de paillasse, pour retrouver cet esprit de liberté très particulier qui nous anime.

Cette liberté, bien entendu, elle n'exclut pas l'évaluation : vous l'avez rappelé, Monsieur le Président. Et je veux vous rassurer : les enseignants-chercheurs et les chercheurs ne craignent pas l'évaluation, pour une raison simple. Ils y sont confrontés en permanence - pour leurs projets, pour leurs publications comme pour leur carrière. L'enjeu, à présent, c'est de redonner son sens à cette évaluation, en garantissant, au passage, que cette évaluation ne portera pas sur une seule dimension du métier et en allégeant des procédures qui aujourd'hui sont lourdes, permanentes, et dépourvues de conséquences.

Le second défi, c'est de porter avec cette loi un authentique projet de société, un projet qui n'est en aucun cas réservé aux scientifiques et aux laboratoires, qui doit porter la collectivité nationale dans son ensemble. Faire une loi de programmation de la recherche, ce n'est pas seulement redonner à la communauté scientifique les moyens de ses ambitions, c'est aussi répondre à une série de questions concrètes qui conditionnent une part de notre avenir : comment rendre à nouveau attractives les carrières scientifiques ?

Comment lutter contre les fake news et le sentiment que toutes les paroles se valent et que les faits n'existent pas ? Comment répondre à une crise de défiance qui n'épargne rien ni personne, pas même la confiance naturelle que nous devrions porter à la vaccination ?

Et comment, plus profondément encore, convaincre une jeunesse qui doute - et elle n'est parfois pas la seule - de notre capacité à inverser le cours des choses et à relever le grand, l'immense défi de la transition écologique et solidaire, alors même que la science, à défaut d'avoir toutes les réponses, en a sans doute quelques-unes ?

Ce soir, Mesdames et Messieurs, devant vous tous et devant le Président de la République, je veux vous redire la confiance absolue que la biologiste, que le professeur, que la ministre que je suis à présent porte à la science, au savoir, à la connaissance. Nous savons tous, d'un savoir intime, viscéral, permanent que le simple fait de comprendre rend plus fort et plus libre. Nous savons que le propre de la recherche est de dépasser les problèmes que l'on croyait insoluble et d'ouvrir un chemin là où il n'y en avait pas.

Cette conviction, nous devons la partager avec l'ensemble de la société française. Nous devons rebâtir la relation de confiance qui s'est usée au fil du temps. Et cela veut dire nouer avec la société qui nous entoure et dont nous sommes parties prenantes un dialogue nouveau, un dialogue différent, qui ne nie plus l'autorité du savoir, mais qui accueille les interrogations sociales et qui en fait l'une de ses motivations.

C'est ainsi que nous ferons ensemble à nouveau de nos universités, de nos écoles et de nos organismes les sources d'un avenir meilleur, d'un avenir que nous aurons su réinventer ensemble, sans naïveté, mais sans pessimisme, avec objectivité et méthode - et, plus que tout, avec l'énergie et l'enthousiasme qui est celui des plus grands savants.

C'est cela, l'enjeu profond au cœur de la L.P.P.R.. Et quand je vois vos travaux, cher Thomas Ebbesen, quand je vous vois tous rassemblés pour fêter ce soir le navire amiral de notre recherche depuis 80 ans, j'ai une immense confiance et je sais, qu'ensemble, nous allons relever ce beau et grand défi pour notre pays.

Je vous remercie.

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