Publié le 21.11.2017

Discours de Frédérique Vidal à l'occasion du prix Irène Joliot-Curie 2017

Frédérique Vidal s'est exprimée lors de la remise du prix Irène Joliot-Curie 2017, lundi 20 novembre 2017.

prix Irène Joliot-Curie 2017

SEUL LE PRONONCE FAIT FOI


Je suis très heureuse d’être avec vous aujourd’hui pour distinguer trois chercheuses d’exception, Nathalie Palanque-Delabrouille, Aline Gouget et Hélène  Morlon, dont l’excellence égale l’engagement en faveur d’une science exigeante et plurielle ; une science dont les progrès dépendent de sa capacité à jouer de toute la gamme des talents, quelle que soit leur discipline, leur nationalité ou leur genre.

Placer des prix scientifiques sous l’égide d’Irène Joliot-Curie revient à délivrer deux messages essentiels. C’est, bien sûr, inscrire 3 chercheuses du XXIème siècle dans une filiation prestigieuse qui associe étroitement science et société, progrès du savoir et action citoyenne et politique. En effet, Irène Joliot-Curie est non seulement la 2ème scientifique à avoir été distinguée par un prix Nobel, mais aussi l’une des 3 premières à participer au gouvernement de la France. Au-delà de cet héritage, choisir Irène Joliot-Curie comme figure tutélaire, c’est rappeler qu’une carrière scientifique se construit à l’aune de références et de modèles. Quelle source d’inspiration majeure Marie Curie n’a-t-elle pas été pour sa fille Irène ! Lire son parcours à la lumière de celui de Marie Curie révèle à la fois des symétries, des contrepieds, des prolongements.  Bien sûr, le lien familial vient redoubler le patronage scientifique, mais à travers cette filiation "au carré", c’est le pouvoir immense de l’exemplarité qui transparaît. Et je crois qu’Hélène Langevin-Joliot et Pierre Joliot-Curie, qui poursuivent cette lignée scientifique, ne me contrediraient pas.

L’exemple inspire, élargit le champ des possibles et constitue un repère autour duquel on se construit. Mais l’exemple, c’est aussi ce qui vient aussi en appui d’une démonstration : et ce que vous prouvez, Mesdames, c’est que les femmes ont toute leur place au sein de la recherche ! Y compris au sommet. Vos parcours magnifiques font voler en éclat des stéréotypes encore vivaces.  Je pense bien sûr aux représentations collectives qui assignent aux femmes des aptitudes et des rôles prédéterminés : le droit d’exprimer tout leur potentiel. Mais votre exemplarité rayonne bien au-delà de la question du genre pour renouveler une vision de la science trop souvent enfermée, elle aussi, dans des clichés. Exemplaires vous l’êtes pour les femmes bien sûr. Mais aussi et surtout pour l’ensemble de la société. Et c’est la portée universelle de vos parcours que je tiens à souligner aujourd’hui !

 

Alors même que les femmes de 30 à 34 ans sont plus diplômées que les hommes, alors même qu’elles sont majoritaires dans les activités à haut niveau de savoir, elles sont beaucoup moins présentes dans les emplois de scientifiques ou d’ingénieurs. Cette disparité ne fait qu’accuser une différenciation déjà marquée au moment du choix de la formation : les filles sont plus souvent bachelières que les garçons, mais ne représentaient en 2015 que 27% des étudiants ingénieurs.  Leur répartition au sein des disciplines scientifiques est par ailleurs très éloquente : largement majoritaires en pharmacie, en médecine et odontologie, majoritaires en science de la vie, de la santé, de la Terre et de l’Univers, elles sont minoritaires en sciences fondamentales où elles représentent moins d’un tiers des étudiants. Nous savons combien les mathématiques et les sciences informatiques sont rarement élues par les jeunes filles. Ce n’est pas sans raison s’il a fallu attendre 2014 pour qu’une femme,  Maryam Mirzakhani, obtienne la médaille Fields. Et pourtant, les parcours de deux de nos lauréates le prouvent, les sciences mathématiques promettent des aventures scientifiques passionnantes et très diverses !
 

Ouvrir plus largement les filières et les carrières scientifiques aux femmes répond à 3 enjeux majeurs : c’est une question d’égalité, de liberté et d’opportunité. Les dénis académiques tels l’omission de Lise Meitner  dans l’attribution du prix Nobel de chimie de 1944, décerné à Otto Hahn pour la découverte de la fission nucléaire, font désormais partie des scandales historiques unanimement condamnés. Mais si l’effet Matilda, cette minimisation de la contribution des femmes à la recherche, se fait plus discret, la discrimination peut prendre des formes d’autant plus insidieuses qu’elles sont inconscientes et répondent à des habitudes sociales ou à des cultures institutionnelles. La représentation des femmes dans le monde scientifique est aussi une question de refus du déterminisme. Les filles doivent pouvoir choisir leurs études et leur métier sans être prisonnières de préjugés culturels ou de mécanismes d’autocensure. C’est aussi une question d’opportunité : les femmes sont autant de chances pour notre recherche de produire davantage de connaissances et de favoriser l’innovation.

L’avenir culturel et économique de notre pays dépend donc de notre capacité à lutter contre les discriminations et les déterminismes qui privent la science de talent et les femmes de carrières passionnantes et, en toute généralité, à lutter contre toute discrimination et tout déterminisme.

Et pour y parvenir nous pouvons compter sur la force de l’exemple.

Exemplaires vous l’êtes à plus d’un titre, chères lauréates. Vous incarnez en effet les vertus cardinales du chercheur : l’excellence, la curiosité, la ténacité, le partage du savoir. Avant d’être distinguées ce soir, vos qualités ont été saluées par des récompenses, par des bourses, par des citations, qui sont autant de témoignages de la reconnaissance de vos pairs. Le Prix Irène Joliot-Curie, dont le jury, paritaire, est constitué par l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies, vient consolider l’image d’excellence que vous renvoyez à l’ensemble de la communauté scientifique. Elle est le fruit de travaux patiemment conduits, étapes par étapes, avec vos équipes respectives, avec les thésards et les post-doctorants que vous encadrez au service du progrès de la science, dans une démarche qui lie indissolublement recherche et formation dans l’échange, le partage du savoir et le travail collaboratif.

Votre exemplarité permet tout d’abord de susciter des vocations scientifiques chez les filles en leur offrant des modèles inspirants. Vous êtes les visages féminins de la science pour la nouvelle génération qui demain choisira ses études et son métier. Vos parcours sont autant de chemins qui s’ouvrent, tout neufs, devant elles, de nouvelles perspectives qu’elles n’avaient peut-être pas envisagées ou qui, grâce à vous, perdent leur caractère abstrait pour s’incarner dans une personne et une carrière, réelle, concrète. Je crois qu’il n’y a pas de trajectoire scientifique qui ne cache un mentor, un maître, une source d’inspiration. Vous-même, Hélène Morlon, vous mentionnez le rôle déterminant d’une femme, Jessica Green, dans l’éclosion de votre vocation scientifique.

D’autre part, vous prouvez que l’excellence n’a pas de genre, et que les compétences scientifiques des femmes n’ont rien à envier à celles des hommes. Je suis convaincue que votre excellence est le meilleur argument en faveur de la promotion des femmes au sein des sciences. Les politiques volontaristes en faveur de la parité sont nécessaires parce qu’elles permettent de faire une place aux femmes, de leur donner l’opportunité de prouver leur valeur. Mais  cet espace que le quota impose par la contrainte, l’excellence le comble par l’évidence. Et les préjugés, les réticences, les réflexes conservateurs, doivent s’incliner devant la compétence.
 

Pour que l’exemple puisse jouer pleinement son rôle, il faut à la fois le mettre en lumière et en perspective. Des opérations telles que l’exposition de portraits photographiques Infinités plurielles,  sont des coups de projecteurs indispensables qui rendent littéralement visibles, au sein de la société, le potentiel des femmes. Mais l’exemplarité des chercheuses doit également venir illustrer un discours rationnel et argumenté sur le genre, que seule la recherche peut élaborer. Mieux comprendre les mécanismes d’autocensure et l’origine des représentations stéréotypées est un préalable essentiel à leur déconstruction. Il est impossible d’évoquer la pensée de la différence des sexes sans honorer la mémoire de Françoise Héritier, elle-même lauréate du prix Irène Joliot-Curie en 2003. En constatant que la distinction entre féminin et masculin a déterminé l’organisation globale de la pensée humaine, elle a nourri la réflexion collective sur la construction et la reproduction des inégalités. Françoise Héritier incarne, elle aussi, par son engagement dans la recherche et dans la société, un idéal scientifique et citoyen.

Pour promouvoir la place des femmes dans les sciences et faire évoluer les représentations, il faut articuler des temps forts et un travail de longue haleine mené patiemment sur le terrain. La cérémonie de remise des prix Irène Joliot-Curie fait partie de ces moments symboliques  qui offrent une tribune à la défense de l’égalité femmes-hommes. Mais leur portée serait éphémère si elle n’était pas relayée par toutes les actions de sensibilisation et d’accompagnement de proximité, menées dans les établissements, les laboratoires, les organismes, les entreprises, par les référents égalité d’une part et par les associations d’autre part. Je tiens ici à saluer les initiatives de l’association des Femmes diplômées de l’Université, de l’association des femmes dirigeantes de l’ESRI, de Femmes ingénieures, Femmes et maths ou encore de Femmes et sciences qui a tenu son colloque le 10 novembre dernier sur le thème du mentorat et du coaching des femmes scientifiques dans les secteurs publics et privés. Qu’il s’agisse de soutenir les ambitions professionnelles des femmes ou d’agir sur les mentalités, je suis convaincue que l’action politique restera vaine si la société n’évolue pas aussi de l’intérieur. Et les associations sont un véritable moteur du changement que l’Etat doit encourager. Les acteurs du monde économique sont également de plus en plus engagés dans la promotion de l’égalité et je tiens à saluer l’implication d’Airbus, partenaire du prix Irène Joliot-Curie depuis 2004 et à vous remercier cher Guillaume Faury pour votre présence et votre soutien.

Mesdames, je sais combien vous vous êtes vous-même saisies de ces différents outils au service de la promotion du potentiel scientifique des femmes, qu’il s’agisse de gagner en visibilité, de partager vos expériences avec les lycéennes et les étudiantes, ou de communiquer auprès du grand public. Etre la marraine du festival international du film scientifique Parissciences comme Nathalie [Palanque-Delabrouille], s’investir dans des réseaux féminins comme Aline [Gouget], participer au programme TED comme Hélène [Morlon], sont autant de moyens de lutter contre les stéréotypes et d’inspirer la nouvelle génération.

Et quand je parle d’inspirer la nouvelle génération, je ne pense pas uniquement aux filles : ce sont bien tous les citoyens qui peuvent trouver en vous des modèles à suivre.

Le premier stéréotype que vos parcours mettent à mal est le suivant : la science ne ferait plus rêver, elle aurait désenchanté le monde en le passant au crible d’une lecture rationnelle qui a fait refluer les mythes et la pensée magique dans le domaine de l’imaginaire. Cette vision trouve son expression ultime dans l’opposition stérile entre l’aride rigueur du scientifique et la fantaisie créatrice de l’artiste. Pourtant, si l’un suit la voie de l’objectivité tandis que l’autre explore les ressorts de la subjectivité, tous deux visent la vérité et l’émerveillement qu’elle réserve à ceux qui font l’expérience des limites, à l’épreuve du savoir comme à l’épreuve de l’art. L’expérience des limites et de l’inconnu, c’est bien celle que vous faites Nathalie lorsque vous cherchez à résoudre le mystère de la matière noire, de l’énergie noire et de l’expansion de l’Univers. Quant à vous Aline [Gouget], c’est bien en termes de fascination que vous décrivez votre découverte de la cryptologie, cette science du secret qui ferait rêver plus d’un enfant. Enfin, c’est un tel contresens de considérer la créativité et l’imagination comme l’apanage de l’artiste alors qu’elles jouent un rôle si essentiel dans la découverte scientifique. Il est frappant de constater combien l’image est prégnante dans tous les travaux sur la modélisation de la biodiversité et la phylogénie, votre domaine de prédilection Hélène [Morlon]. Le modèle de l’arbre du vivant de Darwin a beaucoup évolué au fil des recherches, mais l’image a résisté à chacune de ses adaptations. L’image a justement pour rôle d’offrir une prise à la pensée lorsque celle-ci s’élance dans l’inconnu. 

Cela nous amène à un 2ème cliché sur la science : elle serait une sorte d’ermitage ennuyeux, solitaire et linéaire. Voilà une image qui ne résistera pas longtemps à la diversité et à la richesse de vos parcours ! Car la recherche est avant tout une aventure, humaine et collective, et vous en êtes la preuve. Dans le miroir de vos carrières, la science apparaît comme un espace de liberté, où se multiplient les carrefours, les croisements et les opportunités.

Aline [Gouget] et Hélène [Morlon], vous êtes toutes deux mathématiciennes de formation. Combien sont différents les parcours issus de ce tronc commun ! Preuve que les sciences mathématiques, sont synonymes d’ouverture et diversité ! Votre trajectoire, Hélène [Morlon], se lit comme une hybridation féconde entre les mathématiques et l’écologie. Cette interdisciplinarité est encore trop rare alors même que la modélisation est une clé incontournable de la connaissance de la biodiversité et de son évolution. Quant à vous, Aline [Gouget], le choix des mathématiques vous a conduit à l’expérience, exaltante, de la recherche en entreprise et à l’aventure par excellence qu’incarne l’entrepreneuriat, puisque vous avez participé à la création d’une start-up, CryptoExperts. La physique n’est pas en reste lorsqu’il s’agit de vivre une épopée scientifique. En effet votre parcours, Nathalie [Palanque-Delabrouille], est une succession d’expériences  qui sont autant de missions d’exploration du cosmos, au moyen de télescopes situés sur le toit du monde ou de détecteurs optiques immergés par 2500 mètres de fond sous la mer. Toutes ces aventures scientifiques entraînent la pensée loin sur les chemins de l’abstraction ; mais cela ne signifie pas qu’elles se déroulent en dehors de la société.

Le 3ème stéréotype que vous réduisez à néant est sans doute le plus ravageur pour la science. C’est l’image trompeuse d’une science à la fois coupée du monde et inaccessible au commun des mortels ; la science est alors assimilée à un luxe de la pensée, dénué d’utilité et d’impact. Ce que révèlent vos parcours est à l’opposé de ce cliché désabusé : ils donnent à voir une science en actes, ancrée dans la société et capable de relever ses plus grands défis.

On pourrait penser que vos recherches sur la composition de l’Univers,  Nathalie [Palanque-Delabrouille], accréditent l’idée reçue d’une science nébuleuse et lointaine. Comment une chercheuse qui a la tête dans les étoiles pourrait-elle avoir les pieds sur terre ? Pourtant, c’est bien cela qui est extraordinaire avec l’espace, c’est qu’il déroule aux yeux de tous l’une des plus grandes énigmes de la science. Nous ne connaissons que 4% du cosmos et il suffit à chacun de regarder le ciel étoilé pour visualiser cet inconnu que vous cherchez à élucider. Jamais les frontières de la connaissance n’auront été aussi visibles du grand public.

Dans une société transformée par la révolution numérique, qui confie aux logiciels et aux algorithmes les opérations les plus sensibles, la question de la sécurité des données devient un enjeu majeur. Vos travaux sur la cryptographie, Aline [Gouget], visent à protéger la vie privée des citoyens et leurs échanges ; ils contribuent notamment au perfectionnement de la monnaie électronique et du passeport numérique, et à la protection des transactions de paiement sur téléphone mobile.  C’est dire s’ils sont en prise direct avec le quotidien du citoyen du 21ème siècle !

Si le quotidien de l’homme est devenu numérique, son environnement, lui, reste naturel, et conserve toute sa fragilité.  La semaine dernière, 15000 scientifiques lançaient un cri d’alarme sur l’état de notre planète à la une du Monde. La destruction de la biodiversité, la pression insoutenable que l’humanité fait subir aux écosystèmes posent des questions vitales qu’il est urgent de résoudre. Et c’est le domaine de recherche transdisciplinaire au sein duquel vous exercez, Hélène [Morlon], qui détient une partie des réponses. La rencontre providentielle des sciences numériques et de la biologie permet  de quantifier l’extinction des espèces grâce à la fouille massive de données. Or les chiffres ont le pouvoir de frapper les esprits. Lorsque le grand public apprend que 75% des insectes volants ont disparu depuis 30 ans, il appréhende la problématique de la biodiversité dans toute sa réalité, aussi crue et brutale soit-elle. Quant aux travaux que vous menez vous-même sur l’évolution du vivant, ils permettent de mieux comprendre l’impact des variations environnementales sur la diversification des espèces. Comment peut-on encore soutenir que la science est déconnectée de la société lorsque l’avenir de notre planète dépend de ses progrès ?
 

C’est pour toutes ces raisons, Mesdames, que je souhaite vous adresser mes félicitations les plus chaleureuses et les plus vives : parce que vous êtes une source d’inspiration pour les jeunes filles, parce que vous êtes un modèle pour tous, parce que vous incarnez la science dans tout ce qu’elle a de plus beau, de plus fécond, de plus dynamique et de plus engagé.