SEUL LE PRONONCÉ FAIT FOI
Monsieur le premier Ministre, cher Jean-Marc Ayrault,
Monsieur le président directeur général, cher Antoine Petit,
Madame la rapporteure,
Mesdames et Messieurs en vos grades et qualités,
Je suis très heureux de vous recevoir aujourd’hui, ici au Ministère, pour la remise du livre blanc de la recherche française sur les esclavages.
Merci à vous d’avoir mené à bien ce travail important – un travail important, par le temps et l’effort qu’il a demandé, et important par l’enjeu qu’il représente.
La remise de ce rapport a lieu, effet de la concordance des temps, en un jour anniversaire d’une loi de triste mémoire : la loi du 30 avril 1849 sur l’indemnité accordée aux colons. Un an presque jour pour jour après le célèbre décret du 27 avril 1848 qui, couronnant des efforts engagés depuis des décennies et notamment ceux de Victor Schoelcher, mettait fin à l’esclavage en France et par les Français, un an après ce texte superbe et exigeant, une loi venait porter une ombre douloureuse sur les efforts de la France pour s’affranchir tout entière des chaînes de l’esclavage.
C’est dire que rien ne prend fin d’un coup, que la « marée des affaires humaines », pour reprendre l’expression du poète, a des ressacs douloureux.
Je tiens d’ailleurs à saluer la prise de position claire du président de la République à propos des réparations versées par Haïti en rançon de son indépendance et de sa liberté.
Elles ont été une blessure supplémentaire faite à notre devise.
Je songe à ce qu’écrivait Condorcet sur l’esclavage, lorsqu’il affirmait que « La prospérité du commerce, la richesse nationale ne peuvent être mises en balance avec la justice [et qu’] un nombre d'hommes assemblés n'a pas le droit de faire ce qui, de la part de chaque homme en particulier, serait une injustice […] l'intérêt de puissance et de richesse d'une nation doit disparaître devant le droit d'un seul homme ». A cela, la France n’a pas toujours été fidèle.
Le décret de 1848 ne venait pas de nulle part, il est la conséquence et l’aboutissement des débats et luttes qui, en France et au-delà, opposait les uns et les autres sur la question de l’esclavage. Il ne venait pas de nulle part, et il n’a pas suffi à clore ni les controverses, ni les héritages de l’asservissement, il n’a pas suffi à effacer les effets de siècles de domination dans les colonies françaises.
Ce livre blanc, auquel vous avez judicieusement accolé l’acronyme LIBRE, nous rappelle à juste titre que l’esclavage n’a pas disparu de notre histoire, ni de notre présent. Certes, Frantz Fanon nous a appris que nous ne sommes « pas prisonnier de l'Histoire », que nous ne « [devons] pas y chercher le sens de [notre] destinée ». Mais l’oubli, l’ensevelissement confortable de la mémoire, sont des prisons plus dangereuses que celles du souvenir. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la France a décidé de consacrer à la commémoration de l’esclavage différents temps forts, pour faire droit à l’histoire commune et aux histoires locales et particulières.
La remise de ce livre blanc s’inscrit dans ce temps des mémoires qui, durant l’année et à travers le territoire national, vient nous rappeler la place de l’esclavage dans notre passé commun. C’est parce que l’esclavage joue un tel rôle dans ce que nous sommes qu’il demande, pour le comprendre comme phénomène historique, une approche scientifique plurielle, multidisciplinaire.
Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche soutient depuis sa création en 2019, la fondation pour la mémoire de l’esclavage, y compris financièrement, et l’accompagne dans sa volonté de développer la recherche en la matière. Ce soutien constant témoigne de l’importance accordée par le ministère à cet enjeu, tout comme votre présence ici, car il est assez exceptionnel qu’un livre blanc soit remis directement à un ministre.
A vrai dire, il est assez exceptionnel qu’un livre blanc soit porté par une fondation.
Le livre blanc montre bien le renouvellement récent des approches de la question, tout comme l’excellence scientifique de ses chercheurs. Il n’est pas anodin que trois ERC aient été obtenus par des historiens et historiennes français travaillant sur ce sujet.
Le livre blanc que vous remettez aujourd’hui est une formidable exploration des multiples facettes de l’esclavage. Il permet de prendre une nouvelle fois conscience du caractère central de l’esclavage, et d’avoir une vision claire de la dynamique de recherche à l’œuvre dans ce champ.
En le lisant, on redécouvre les spécificités de l’esclavage transatlantique, en Méditerranée ou dans d’autres parties du monde, phénomènes dont chacun mérite une attention particulière, une étude rigoureuse et un débat continu. En même temps, vous avez réussi à replacer ces différentes formes d’esclavage dans un contexte global, qui déborde les frontières géographiques et historiques.
Ce livre blanc nous permet aussi de prendre à nouveau conscience de la vitalité et de la diversité de la recherche française en sciences humaines et sociales. A travers cet objet d’études, nous voyons se déployer un dialogue fécond entre les disciplines. A ce titre, ce livre blanc marque une étape cruciale dans notre compréhension de l’histoire et dans la construction de notre mémoire collective.
Une histoire douloureuse, tragique, un passé que nous ne devons ni oublier, ni falsifier, mais au contraire, que nous devons continuer à interroger et à comprendre.
« Que de sang dans ma mémoire ! », comme l’écrivait Aimé Césaire, et cela est vrai pour chacun de nous.
Il écrivait encore ces mots que nous pouvons laisser résonner,
« Pour nous, le choix est fait.
Nous sommes de ceux qui refusent d'oublier.
Nous sommes de ceux qui refusent l'amnésie même comme méthode. »
Car comprendre l’esclavage, c’est comprendre les mécanismes complexes de la domination, de la déshumanisation, de la résistance et des inégalités qui marquent encore, parfois de façon invisible, nos sociétés contemporaines.
Depuis ma prise de fonction, j’ai mis la lutte contre la violence, la discrimination, le rejet, au cœur de mon action. Cela ne peut se faire sans les outils de la recherche et de la science. Ce sont elles qui peuvent nous permettre de comprendre l’origine et l’émergence des logiques et discours de rejet et de violence.
Ce livre blanc en est une belle illustration.
Dans notre société divisée à la fois par ses propres fractures et par les échos des soubresauts du monde, c’est un travail précieux. Je souhaite donc remercier la fondation pour la mémoire de l’esclavage d’avoir porté cet engagement en faveur de la recherche. Merci et bravo à vous, Dominique Rogers, pour le travail très fouillé que vous avez mené, qui s’intéresse à la recherche mais aussi à la formation, et qui accorde une place très importante à la valorisation des résultats de la recherche pour qu’ils soient accessibles au plus grand nombre, ainsi qu’à la dimension patrimoniale et culturelle. Merci aussi à Audrey Célestine, qui malheureusement ne peut être là aujourd’hui, et à l’ensemble du conseil scientifique de la fondation pour leur accompagnement et merci enfin au CNRS qui vous a donné la délégation nécessaire pour accomplir ce travail.
Vous formulez dans ce livre blanc 51 recommandations. Elles sont ambitieuses, et ce n’est pas moi qui vais vous le reprocher. C’est d’ailleurs le but de l’exercice d’un livre blanc que de dessiner un horizon vers lequel nos efforts doivent tendre. Le rapport définitif nous est parvenu tout récemment. Il est comme je l’ai dit, très riche, nous allons donc prendre le temps, avec la DGRI et le CNRS, de les étudier soigneusement et de vous faire des propositions.
Je vois cependant dès maintenant deux pistes se dégager.
La première répond à votre demande principale de mieux structurer le champ de la recherche sur les esclavages, à travers un GIS. La mise en place d’un réseau d’envergure national, à partir du périmètre scientifique, est une piste intéressante. Elle répondrait à ce que vous avez identifié dans le livre blanc, à savoir la dispersion des spécialistes qui travaillent de manière souvent isolée. Ce réseau permettrait de doter la France et ses communautés scientifiques d’un espace de dialogue et de rencontre, en vue de bâtir des projets de recherche en commun au niveau national et européen. Il pourrait prendre la forme d’un réseau thématique sur le modèle que porte le CNRS. Je pense par exemple à ce qui s’est fait avec le réseau thématique Education, qui, parti d’une vingtaine de personnes, réunit aujourd’hui une centaine de laboratoires, issus des sciences humaines et sociales, des sciences du vivant ou encore des sciences de l’informatique, et se retrouve étroitement associé au PPR Sciences pour l’éducation.
Par ailleurs, ce réseau permettrait de faire émerger un interlocuteur capable d’incarner la recherche française sur l’esclavage au niveau international alors que, comme vous le soulignez aussi, la communauté française des spécialistes des esclavages n’est pas assez identifiée comme telle à l’étranger. Cette phase de mise en réseau est un préalable indispensable à toute structuration fondée sur l’implication d’institutions académiques si celle-ci s’avère nécessaire à l’avenir. J’ajoute que des réseaux nationaux, des fédérations de recherche ou des plateformes de recherche à vocation nationale constituent aussi des espaces clé pour associer des acteurs extra-académiques, et notamment ceux qui nous permettent de faire le pont entre la science et la société. C’est d’ailleurs aujourd’hui une vocation essentielle du travail scientifique que de toucher et d’impliquer ces acteurs.
Ce réseau pourrait être adossé à l’unité d’appui et de recherche, l’UAR, qui gère les GIS consacrés à l’étude des grandes aires culturelles. A ce titre, le réseau pourrait être hébergé sur le campus Condorcet, centre majeur des SHS en France. Au-delà de l’hexagone, la structuration en réseau permettrait d’intégrer pleinement la recherche sur les esclavages qui se fait dans les Outre-mer, où elle est particulièrement dynamique, comme en témoigne le livre blanc.
La deuxième piste que j’aimerais creuser avec vous est, justement, de réfléchir à un dispositif, qui viserait à soutenir la recherche en SHS dans les outre-mer, au-delà de la seule question des esclavages. Vous évoquez dans ce livre blanc l’enjeu du soutien à la mobilité entre les outre-mer et l’Hexagone, ou entre les outre-mer, déplacements qui ne sont pas éligibles aux aides relatives aux mobilités internationales.
Ce dispositif pourrait améliorer les conditions de recherche des chercheurs ultra-marins. Il pourrait être porté par le CNRS et financé par le plan SHS, ce qui bénéficierait à coup sûr aux recherches sur les esclavages.
Voici donc deux perspectives concrètes sur lesquelles avancer pour donner une suite cohérente à ce livre blanc.
Mesdames, Messieurs, le temps des mémoires ne s’arrête pas à des commémorations ponctuelles. Il doit être l’occasion de soulever des échos dans notre conscience commune, des reflets de notre histoire. Je suis heureux de penser que le livre blanc que vous présentez aujourd’hui apporte une contribution au travail de lucidité qui doit être le nôtre, grâce à l’apport de la recherche, au service de tous.
Je forme le souhait que cela nous permette de répondre à ces vers de la poétesse Maya Angelou :
Tu peux m'inscrire dans l'histoire
Avec tes mensonges amers et tordus,
Tu peux me piétiner dans la boue même
Mais toujours, comme la poussière, je me lèverai.
Je vous remercie.