Publié le 07.11.2023

Recherche sur les pôles : interview de l'Institut polaire français Paul-Émile Victor

Yan Ropert-Coudert, directeur de l'Institut polaire français Paul-Émile Victor (IPEV), et David Renault, directeur du département opérations scientifiques de l'IPEV, nous parlent des glaciers.

Quelles missions effectuez-vous ?

L’Institut polaire français Paul-Émile Victor est l’opérateur logistique national pour le déploiement de la recherche dans les zones polaires, Arctique, subantarctique et Antarctique. Nos missions principales consistent à conduire la sélection des projets de recherche, via un appel d’offres annuel, puis de permettre à des projets scientifiques évalués positivement d’être conduits dans ces zones dont l’isolement géographique peut être extrême.

En Antarctique, nous gérons la station Dumont d’Urville (Terre Adélie) et la station Concordia avec nos partenaires italiens du programme Antarctique italien (PNRA). En Arctique nous gérons la station AWIPEV au Svalbard avec nos partenaires allemands de l’Alfred Wegener Institute (AWI). Cette gestion nécessite d’assurer les besoins en eau, chauffage, électricité, couverts, logements… tout ce qui peut permettre de vivre dans ces zones hostiles, tofut en assurant en parallèle les besoins spécifiques aux scientifiques (appareillage, puissance électrique, besoin nautique, déplacement en hélicoptères…). En territoires subantarctiques, nous sommes chargés des besoins spécifiques scientifiques et de la gestion d’une quarantaine de refuges isolés.

Ces aspects opérationnel et logistique sont le cœur de métier de l’Institut mais nous avons également d’autres missions : communication, dissémination de l’information scientifique, représentation nationale et internationale dans les cénacles polaires (Traité de l’Antarctique par exemple), incarnation de la recherche polaire…

Crédits :
Sylvain Guesnier

Station Concordia

Crédits :
Lucie Maignan

Chercheurs à la station Concordia

Quelles sont les conséquences de la fonte des glaciers ?

La fonte des glaciers a des conséquences locales, régionales et globales sur des processus physiques et biologiques. Ainsi, la montée du niveau des mers impactera l’ensemble de la planète, bien que ces changements se jouent aux pôles. Les changements radicaux que la fonte des glaciers implique sur la biodiversité polaire sont également drastiques. Du point de vue de l’opérateur, la fonte des glaciers mais aussi de la banquise entraîne une redéfinition des moyens logistiques à mettre en œuvre. Une fonte trop précoce de la banquise dans la saison estivale nous force à utiliser d’autres méthodes de transvasement du matériel lourd d’une île à l’autre en Terre Adélie. La préparation et la maintenance des pistes d’atterrissage sur glace sont également compliquées : une mauvaise qualité de glace pouvant empêcher les avions de se poser dans des conditions de sécurité suffisantes en Antarctique.

Quels changements avez-vous observés ces dernières années ?

Les changements sont nombreux et multiples selon les régions concernées. Si l’Antarctique de l’Est, où se trouve la station française Dumont d’Urville, a été assez stable en ce qui concerne l’étendue de la banquise (voire même sa légère augmentation) jusqu’en 2016/2017, un point de bascule semble avoir été franchi depuis ces années-là, avec une réduction annuelle de l’étendue de la banquise. En 2023, c’est même un effondrement de l’étendue de la banquise qui a été mesuré. Si certaines espèces pourraient y trouver un avantage, la plupart des espèces natives de l’Antarctique seront perdantes car elles ont évolué au cours des âges pour se spécialiser dans l’exploitation de la banquise comme source de nourriture et/ou plateforme de reproduction. Les changements environnementaux vont de fait ouvrir le terrain polaire aux espèces invasives, qu’elles soient visibles comme les pissenlits dans les îles subantarctiques ou des espèces de manchots tempérées dans la péninsule Antarctique, ou qu’elles soient invisibles comme les virus et autres pathogènes de la faune et de la flore natives. L’arrivée de la grippe aviaire en péninsule Antarctique en octobre 2023 en est la triste illustration, avec des conséquences qui peuvent être massives pour les populations d’oiseaux polaires.

Sur quels projets de recherche travaillez-vous ?

Nous travaillons pour l’ensemble des projets de recherche qui ont été validés par la commission d’évaluation des projets scientifiques de l’Institut, composée d’experts  scientifiques extérieurs à l’Institut. Nous sommes donc pluridisciplinaires puisque nous déployons des projets dans tous les domaines scientifiques : sciences de l’atmosphère, chimie, physique, astrophysique, astronomie, géologie, sismologie, écologie, physiologie, biomédical, sciences humaines et sociales… Toutefois, nous participons directement en tant qu’opérateurs scientifiques à de grands projets soutenus par l’ERC comme le projet Beyond EPICA qui vise à obtenir les carottes de glace les plus profondes pour reconstruire le climat au-delà des 800 000 dernières années.

Nous sommes également engagés dans un grand projet de coordination internationale des opérateurs des différentes nations travaillant en Antarctique, le projet InSync, qui a pour but d’homogénéiser et de déployer des protocoles communs lors des années 2027/2028 tout autour de l’Antarctique, à terre et en mer, et ce dans toutes les disciplines scientifiques. Dans le cadre de la décennie polaire qui se met en place jusqu’à 2030, cet effort commun devrait permettre une vision holistique de l’état de l’Antarctique. Nous sommes également impliqués, comme partenaire, dans le projet POLARIN financé par l’Europe, qui constitue un effort collaboratif international visant à renforcer l’ouverture des stations et moyens, et de renforcer les échanges de personnels, des opérateurs polaires européens, et de quelques opérateurs polaires internationaux (Chili, Canada, États-Unis, Royaume-Uni...).

Crédits :
Lucie Maignan

Station Dumont d'Urville

Crédits :
Serge Begon

Bateau Astrolabe

Quels sont vos objectifs à court, moyen et long terme ?

A très court terme, et comme chaque année, notre objectif est d’assurer les missions scientifiques en Antarctique, subantarctique et Arctique. Chacune de ces missions requiert une expertise différente qui sollicite tous les départements de l’Institut. Les missions Antarctique se préparent chaque année d’avril à octobre, et se déploient d’octobre à mars. Les missions Arctique se préparent de novembre à mai et se déploient de juin à octobre. En d’autres termes, le court terme couvre l’ensemble de l’année pour les équipes de l’Institut.

A moyen terme, les objectifs sont d’arriver à implémenter la Stratégie polaire nationale que l’ambassadeur des Pôles et des enjeux maritimes a publié en 2022. Les évolutions permanentes des façons de penser et de mener la recherche nécessitent également de revoir notre manière de conduire l’appel à projets annuel de l’Institut. Il est en effet nécessaire de prendre en compte l’émergence de nouvelles visions, en particulier du glissement des visions, avec par exemple les pôles qui étaient initialement vus comme des sentinelles des changements globaux, alors que les impacts qu’ils subissent sont désormais considérés comme les moteurs de changements observés dans d’autres régions du monde. Il faut également prendre en compte l’empreinte carbone, en limitant le nombre de déplacements pour collecter des données par installation de capteurs intelligents et autonomes, en optimisant la mise à disposition des données pour la communauté, ou en ouvrant des appels à projets thématiques afin de couvrir certaines questions à forts enjeux. De telles perspectives requièrent des moyens supplémentaires afin d’être mises en place.

Enfin, à long terme, nous avons la reconstruction de la station Dumont d’Urville en ligne de mire. Cela se prépare dès maintenant puisqu’il faut anticiper les évolutions des matériaux, des solutions techniques et des nouvelles technologies pour espérer aboutir à une nouvelle station qui soit la plus vertueuse possible pour l’environnement et la sobriété énergétique.

Quels outils innovants utilisez-vous dans le cadre de vos recherches et à quoi servent-ils ?

Les outils innovants pour la recherche sont du ressort des projets scientifiques que nous soutenons. Dans le cadre de leurs études, ces projets en utilisent une grande variété. Nous pourrions citer les carottiers ultraspécialisés qui servent à forer la glace sur plusieurs centaines de mètres, ou des appareils de bio-logging qui sont embarqués sur les animaux pour aller mesurer les caractéristiques de l’environnement dans lequel ils se meuvent.

En revanche, si l’Institut ne conduit pas de recherche en propre, il développe de nombreuses techniques innovantes pour pouvoir conduire les missions de recherche dans les milieux hostiles que sont les zones polaires. Le raid, ce convoi de caravanes qui relie la station côtière de Dumont d’Urville à celle continentale de Concordia, représente une prouesse technique qui s’est construite au cours des décennies et qui a positionné la France en leader de la discipline. Nous travaillons également en partenariat étroit avec des entreprises dans le domaine des énergies renouvelables pour construire, tester et affiner les technologies de demain. Pour cela, l’Antarctique, avec ses conditions extrêmes, représente un excellent test pour calibrer de nouvelles inventions. Nous encourageons les porteurs de projets scientifiques au développement d’outils de mesures autonomes, qui permettraient d’optimiser la quantité et la qualité de collecte de certaines données environnementales qui seraient, de surcroît, accessibles en distanciel.

Êtes-vous confrontés à des contraintes sur le terrain pour effectuer vos recherches ?

Le cœur de métier de l’Institut est précisément de gérer les contraintes. Nous faisons donc face à un grand nombre de problèmes à différents niveaux : logistiques, opérationnels, administratifs, financiers… Quelques exemples : l’incendie qui a immobilisé le navire La Curieuse depuis un an a bouleversé le programme de déploiement des projets scientifiques, les contrecoups de la crise financière qui nous obligent à puiser dans nos réserves pour pouvoir continuer les missions, etc. Nous sommes un petit Institut par la taille, une cinquantaine de permanents, et une centaine de CDD par an, mais notre personnel déploie une énergie et un enthousiasme qui forcent l’admiration et qui permettent de faire des merveilles.

Quelles seraient les solutions efficaces pour protéger la cryosphère de façon durable ? Quelles sont celles que vous proposez ?

Les solutions sont connues depuis le début des années 1970 et les premières évocations du changement climatique et des risques qu’il introduit dans nos sociétés. Déjà à cette époque, les scientifiques alertaient sur la nécessité à diminuer nos émissions de gaz à effet de serre. Rien n’a changé malheureusement. La cryosphère n’est que l’une des illustrations des effets du changement climatique. Le GIEC publie des recommandations depuis plusieurs années qu'il faudrait suivre au niveau international et pour avoir une chance de diminuer, d’atténuer l’impact du changement climatique sur la cryosphère et le monde entier plus généralement. Si les températures continuent d’augmenter, il faut être bien conscients qu’il n’y a aucune solution magique sortie du chapeau qui permettrait d’éviter l’effondrement de la cryosphère.

En quoi les conflits géopolitiques ont-ils des conséquences dans la protection des pôles ?

Les conflits géopolitiques n’ont pas le même impact selon que l’on parle du Nord ou du Sud. En Arctique, où des États possèdent des territoires, les tensions géopolitiques sont plus fortes qu’en Antarctique où les quelques revendications territoriales des années 1950 ont été gelées par le Traité de l’Antarctique. Toutefois, la crispation est perceptible même au niveau des institutions antarctiques suite aux différents conflits qui se sont déclarés ces dernières années. On sent une volonté de se replier sur soi-même de la part de plusieurs États, une forme de durcissement envers les autres. Il faudrait au contraire retrouver l’esprit de collaboration et de coopération qui a mené à l’établissement des traités et protocoles polaires uniques au monde. La France se doit, de par son histoire polaire très riche, de jouer un rôle de premier plan en ramenant la science sur le devant de la scène, en montrant l’exemple et en amenant les États à coopérer autour des pôles car c’est là que se joue l’avenir de l’humanité.

Qu’attendez-vous du One Planet - Polar Summit ?

Le One Planet - Polar Summit permet de mettre le polaire sur le devant de la scène et, en soi, cela est extrêmement bénéfique pour nous mais aussi pour toutes les équipes de recherche qui travaillent dans ces milieux. Cela peut permettre de renforcer les collaborations internationales et de promouvoir de grands projets de recherche circumpolaires. C’est aussi et surtout l’occasion de rappeler aux chefs d’États les engagements qu’ils ont signés lors des COP, l’urgence d’agir et d’espérer que les pôles puissent être le déclencheur d’un changement de paradigme sur l’attitude politique à tenir face aux changements drastiques qui sont déjà là.