Publié le 21.08.2023

Lauréate de la campagne doctorat handicap en 2013

Parcours handicap : interview de Nadège Aigueperse, chargée de recherche en éthologie à l'INRAE

Depuis l'adolescence, Nadège Aigueperse a la passion des animaux. Elle voulait passer du temps avec eux, comprendre leur comportement. Aussi, quand elle a découvert l'éthologie, elle a su qu'elle avait trouvé sa voie, même si ses professeurs la lui déconseillaient « faute de débouchés » ! Malgré sa surdité, Nadège a soutenu sa thèse à l'université de Rennes après avoir obtenu la bourse Doctorat-handicap du Ministère.

Crédits :
Marie-Hélène Le Ny / MESR

Comment s'est déroulé votre parcours scientifique ?

Nadège Aigueperse : Depuis la troisième, je savais ce que je voulais faire : j'ai obtenu un bac scientifique avec option "agronomie", qui n'est pas très connu ! Ensuite, je suis entrée à l'université, d'abord dans ma région d'origine, puis, lorsque je me suis rendue compte que l'éthologie, la matière qui m'intéressait le plus, y était peu traitée, je suis partie en Bretagne, à l'université de Rennes, où j'ai poursuivi mon cursus jusqu'au doctorat, après un Master "comportement animal et humain". 

J'ai fait un premier stage en Master 1, à l'université de Paris-Nanterre, sur les oiseaux, plus précisément sur les impacts du rang hiérarchique sur la recherche d'alimentation chez le canari.

À la suite de celui-ci, en Master 2, j'ai fait un second stage de six mois à l'INRA de Nouzilly à Tours, dans l'équipe Physiologie de la Reproduction et des Comportements, sous la direction d'Aline Bertin, une chercheuse éthologue. Ma recherche portait sur l'influence des odeurs prénatales sur les choix d'alimentation chez la poule, donc encore sur l'alimentation et sur les oiseaux.

On sait que chez les mammifères, y compris chez les humains, il y a une transmission via l'alimentation de la mère. La question se posait chez les oiseaux au niveau des œufs. Nous avons utilisé un peu d'huile de poisson et nous avons constaté qu'elle se transmettait en partie dans l'œuf et que cela pouvait ensuite influencer le poussin dans son développement, son comportement et ses choix alimentaires.

Quels obstacles liés à votre handicap avez-vous rencontrés lors de votre parcours ? 

Mon handicap est apparu à la puberté, avec l'apprentissage des langues étrangères. A cette époque, l'appareillage n'apportait que de petites compensations, pas forcément suffisantes. J'avais vite appris à lire sur les lèvres, on le fait instinctivement. Mais quand ce sont des enregistrements audio... Pour moi, tout ce qui était en langue étrangère était compliqué.

Quand je suis allée à la fac, j'ai souvent trouvé des professeurs à l'écoute et prêts à s'adapter. Toutefois, la politique "handicap" de chaque université n'est pas toujours très ambitieuse, et les pôles handicap dédiés ne fonctionnent pas tous de la même façon. Les adaptations proposées n'ont pas toutes le même niveau d'efficacité et n'offrent pas le même confort pour les étudiants (prises de notes par un étudiant, tiers temps aux examens...). Mais on ne peut pas vraiment le savoir avant d'y être confronté !

Par exemple les boucles magnétiques qui sont mises à disposition dans les cinémas, pourquoi n'en trouve-t-on pas dans tous les établissements d'enseignement supérieur ? Les équipements individuels au coup par coup, en plus souvent onéreux, nous font trop souvent dépendre du bon vouloir ou de l'attention de nos professeurs et interlocuteurs, tout en hypothéquant nos succès et résultats. 

Pour les cours de langues, en Licence 1, j'étais avec les autres  étudiants, avec des cassettes et des casques : impossible de suivre ! Par la suite, à l'université de Rennes, j'ai bénéficié de cours en tête à tête avec un professeur dédié, ce qui m'a permis de progresser. Pour ce qui est des examens, les adaptations sont très compliquées parce qu'il n'y a qu'une règle pour l'épreuve, et si l'on ne rentre pas dans le moule, ça ne passe pas !

Je pense aussi au TOIC, en anglais, qui est généralement requis pour les chercheurs. Moi je ne l'ai pas ! Il y a une partie qui se déroule sous la forme d'une conversation avec autre étudiant. En fonction de cet autre étudiant, s'il ne parle pas assez fort, s'il n'a pas une bonne prononciation, s’il n'est lui-même pas très à l'aise dans cet exercice, je ne peux pas lui répondre. Cet examen ne comporte pas d'aménagement pour les déficients auditifs alors qu'il est souvent demandé lors des entretiens d'embauche, ce qui peut être discriminant. Je peux lire et écrire en anglais sans difficulté et même faire une présentation orale, mais les échanges interpersonnels oraux me posent plus de problèmes. Heureusement, les visioconférences avec caméras sont un grand progrès pour les malentendants par rapport au téléphone, si l'image est d'assez bonne qualité et que les interlocuteurs se positionnent face à leur caméra. Aujourd'hui, on peut même avoir la transcription des conversations, ce qui est vraiment très pratique, même pour les entendants. 

J'ai fait la plus grande partie de mes études supérieures aidée d'appareils auditifs, mais depuis 2015, j'ai un implant qui a changé ma vie. Toutefois je n'entends que d'un côté et localise difficilement les sons.

Crédits :
Marie-Hélène Le Ny

D'un point de vue général, tout ce qui concerne le handicap n'est pas très bien connu par le grand public, ni même par les différentes administrations qui sont sensées accueillir des personnes en situation de handicap parmi leur personnel ou leurs usagers. Les bourses doctorat handicap sont précieuses tant pour les étudiants que pour les laboratoires qui les accueillent.

Toutefois, l'intégration est encore à géométrie variable selon les établissements et la plupart des étudiants en situation de handicap ne s'autorisent pas à faire une thèse, peut-être aussi par manque de visibilité sur les opportunités professionnelles auxquelles elle pourrait les conduire.

Pourquoi postuler à un contrat "doctorat handicap" ?

Ma directrice de thèse, Sophie Lumineau, était intéressée pour monter un projet pouvant être financé par le ministère dans le cadre de la campagne "doctorat handicap". Elle m'a proposé un sujet sur le développement des jeunes individus, plus précisément sur la caille. J'ai donc monté ce dossier avec elle.

J'ai préféré candidater à ce financement dans le cadre de cette campagne ministérielle, parce qu'il me permettait de rester à l'université, avec une charge d'enseignement en parallèle d'une mission de recherche, ce qui n'est pas le cas dans le cadre d'un financement par le CNRS. C'était important pour moi d'expérimenter l'enseignement, de voir si ça pourrait me convenir pour un poste futur.  

J'ai enseigné surtout en TP, des TD en petits groupes dans lesquels je me déplaçais. Quand on faisait du terrain, la première chose que je disais était : « Je suis sourde, alors si vous avez des questions, il va falloir parler plus fort ! ». Je n'ai pas de problème avec ça : réfléchir, seul ou à plusieurs, à une solution pour pallier à son problème, nous fait avancer et nous permet de nous intégrer à notre milieu socio-professionnel. On peut tous avoir des accidents ou des maladies qui nous handicapent de façon plus ou moins grave et/ou passagère. 

Quelles expérimentations avez-vous faites lors de votre thèse ?

J'ai donc fait ma thèse sur le développement comportemental des jeunes cailles, plus précisément sur l'influence des jeunes sur le comportement de la mère, et comment cela impacte ensuite le développement du jeune.

Le sujet de ma thèse reposait essentiellement sur quatre expérimentations :

  • La première concernait le lien de parenté. Beaucoup d'expériences sont faites à partir d'adoptions, et de ce fait, on n'était pas sûr que le comportement de la mère soit le même avec les siens et avec les jeunes cailles adoptées. Cela remettait en question la validité des résultats.  
  • La deuxième touchait la taille de la couvée. La caille peut avoir jusqu'à 12 cailleteaux, mais souvent, et notamment lors des expérimentations, on ne lui en présente pas autant. On voulait savoir s'il y avait une différence de comportement entre une mère qui a beaucoup de petits et une mère qui en a moins. Et ça joue, car chez la caille, le comportement parental principal ne consiste pas à nourrir, contrairement à beaucoup d'oiseaux - ou même de mammifères - il consiste avant tout à aider à la thermorégulation des individus. Ce sont des oiseaux qui se déplacent et qui n'ont pas de nid. Le nid, c'est la mère. La nuit comme le jour, elle doit se poser et les petits viennent se mettre sous ses ailes : plus ils sont nombreux, moins ils ont besoin d'y passer du temps, puisqu'ils peuvent aussi se réchauffer entre eux. C'est donc un peu moins contraignant pour la mère.  
  • Ensuite il y avait aussi le sexe de l'individu, car les mâles sont beaucoup plus « chouineurs », et comme ils réclament plus, la mère s'en occupe plus, ils étaient un peu plus « chouchoutés ». Au moment de l'émancipation, on constate aussi des variabilités selon le sexe.
  • Enfin la dernière expérience que j'ai faite portait sur le comportement de la mère avec des petits, avec ou sans stress prénatal. Normalement les individus qui ont connu un stress prénatal sont plus petits à la naissance. Ils montrent des comportements, en théorie, plus stressés quand ils se développent. Effectivement comme ils sont plus petits, ils quémandent plus et donc ils sont plus maternés, notamment au tout début. Ce type d'influence du jeune sur la mère faisait qu'on observait aussi des différences de comportement, en terme de socialisation des petits, car ils sont souvent plus stressés et insécures quand ils sont tout seuls. Il y a aussi des influences sur ce qu'on appelle les comportements de réactivité, la façon dont les individus réagissent face un événement un peu stressant. Est-ce qu'ils ont peur, et si oui, de quelle façon ont-ils peur ? Sont-ils tétanisés ou plutôt proactifs ? Ces deux profils de peur s'expriment différemment. Cela peut aussi dépendre du comportement de la mère. Quand la mère est plus active, les petits sont plus proactifs - surtout les femelles -, et si elle est plus agressive, les petits sont moins sociaux.

Quels sont vos objets de recherche à l'INRAE ?

Mon profil et mes connaissances étaient adaptés à ce qui était recherché par l'INRAE. J'ai été titularisée en tant que fonctionnaire en 2018. Je m'estime plutôt chanceuse. 

Aujourd’hui je continue à m'intéresser au développement des jeunes individus et au comportement maternel, mais chez les ruminants. Comment les pratiques d'élevage influencent-elles le développement de ces jeunes individus et leur permettent-elles, ou pas, d'être plus ou moins adaptés à leurs conditions d'élevage ?

Crédits :
Marie-Hélène Le Ny

Je travaille beaucoup à l'heure actuelle sur la présence ou l’absence d'une mère, notamment chez les vaches laitières.  Leurs veaux peuvent être élevés par des vaches « nourrices » qui ne sont plus dans le circuit laitier et qui n'ont plus leur petit. Si on laisse le veau sous cette nourrice, en quoi est-ce que cela peut l'influencer ? Un lien d’attachement peut-il se créer entre les deux ? Est-ce que cela peut améliorer aussi le développement comportemental de ce veau ? Comment organiser les élevages entre les impératifs de production laitière et le bien-être des animaux ?

Je travaille aussi sur les agneaux, avec ou sans mère, et avec ou sans enrichissement dans l'élevage. L'enrichissement consiste à mettre à leur disposition des dispositifs ludiques ou pratiques utilisables par l’animal et voir ce que cela leur apporte en matière de confort et de bien-être, et ce que cela induit ensuite dans leur comportement. Mon travail consiste beaucoup à observer les comportements, de façon directe ou filmée. Ensuite, bien sûr, il faut analyser et interpréter les résultats obtenus.

Quels conseils donneriez-vous aux jeunes en situation de handicap ?

Que l'on soit en situation de handicap ou pas, dans tous les cas, il ne faut pas abandonner avant même d'avoir essayé ! Si j'avais écouté mes professeurs, je n'en serais pas là, je n'aurais pas fait d'éthologie ! On me disait que ce métier manquait de débouchés et que « ce n'était pas la peine d'essayer ».

Quand on a le désir d'apprendre à faire quelque chose, il faut s'en donner les moyens et y travailler. Il faut croire en ses capacités et trouver des solutions aux problèmes qui peuvent se poser. On m'a dit : « Tu dois partir à l'international, tu penses que tu vas y arriver ? » J'ai passé un an au Canada, au Québec, alors que l'accent n'est guère plus facile que l'anglais ! Je l'ai fait et ça s'est bien passé.

Quand on est en situation de handicap, il faut aussi accepter le fait que l'on est différent. Il y a toute un discours en ce moment qui prône de ne pas faire de différences entre les personnes en situation de handicap et les autres. Cela part d'une bonne intention, mais par définition, si l'on ignore la réalité du handicap, on n'aide pas la personne à s'intégrer. On ne l'aide pas non plus à accepter sa différence et elle ne se sent pas bien.
Il faut aussi inciter tout l'entourage à s'adapter au handicap. Par exemple, moi qui n'entend pas, je demande que l'on répète, que l'on parle plus fort, ou à voir mon interlocuteur lors des visioconférences.
Selon moi, il me paraît plus intéressant, d'un point de vue sociétal, d'essayer de se mélanger tout en acceptant les différences, les compétences ou les affinités de chacun. Il n'y a pas de "communauté" de personnes en situation de handicap, car les situations sont très diverses. Alors si l'on veut exercer un métier, il faut y aller, essayer de s'adapter, de trouver des solutions, voire même les inventer !