Son parcours
Anne Canteaut est directrice de recherche en informatique à Inria, spécialisée dans la cryptographie. Ses travaux de recherche mêlent étroitement plusieurs domaines de l’informatique dont l'algorithmique, la théorie de l’information et les mathématiques discrètes. Anne Canteaut a reçu la Légion d'honneur en 2019.
La cryptographie signifie étymologiquement « écriture secrète ». Il s'agit de la branche de l’informatique qui traite de la protection des données et des communications.
Au sein de sa communauté scientifique, Anne Canteaut est à l’origine d’un changement de modèle de publication et la création d’une revue internationale en accès libre. Engagée en faveur de la place des femmes en recherche et en informatique, elle intervient auprès de classes de collèges et de lycées à l’occasion des « Rendez-vous des jeunes mathématiciennes et informaticiennes » et a participé à la création du concours de cryptanalyse Alkindi, à l'attention des élèves de la quatrième à la seconde, qui compte aujourd’hui 60 000 participants.
Elle encadre 16 doctorants dont 6 femmes et lutte « contre l’auto-censure féminine à tous les stades de la carrière académique », en la dénonçant à travers des bilans genrés des concours et des promotions et en incitant ses collègues promouvables à candidater.
Interview
Comment vous êtes-vous orientée vers une voie scientifique ?
J’ai eu beaucoup de mal à choisir entre une voie littéraire et une voie scientifique. Je dois avouer que ce qui m’a finalement décidé à opter pour les sciences fut que cela demandait moins de travail. Mais le plus important est sans doute que les deux orientations me semblaient également envisageables et que le fait d’être une femme n’est jamais intervenu dans mon choix et n’a jamais été mentionné autour de moi comme un éventuel obstacle à une carrière scientifique.
Comment peut-on encourager les jeunes filles à s’intéresser aux sciences ?
Je pense qu’on ne peut s’intéresser à une discipline et décider de s’orienter vers un secteur que si on le connaît un peu. Sinon, les seules références disponibles sont les idées préconçues et les stéréotypes. C’est ainsi que j’ai longtemps été convaincue de ne pas vouloir faire d’informatique, alors que je n’en avais jamais fait et que je ne savais absolument pas de quoi il s’agissait. Il me semble donc essentiel de permettre à tous les élèves, et en particulier aux jeunes filles, plus vulnérables aux stéréotypes, de découvrir un grand nombre de disciplines dans le cadre scolaire. Mais pour cela, il est indispensable que cette découverte puisse se faire sans enjeu : réaliser en connaissance de cause qu’on n’aime pas l’informatique ou le droit, ne devrait pas avoir d’effet négatif sur les notes. Des initiatives comme les « Rendez-vous des jeunes mathématiciennes et informaticiennes », les différents concours comme le Kangourou des mathématiques, le Castor informatique ou le concours Alkindi, vont dans ce sens. Il faudrait sensibiliser les chefs d’établissements et les équipes enseignantes et faciliter (financièrement, pratiquement...) leur participation à ces manifestations.
Comment vivez-vous le fait d’être une femme menant une carrière scientifique ?
Même si la recherche en informatique est très peu féminisée, je n’ai pas la sensation, au quotidien, d’être traitée différemment par mes collègues masculins. C’est peut-être aussi parce que je travaille au sein d’une équipe qui a toujours compté des femmes scientifiques. En effet, j’ai constaté, lors de l’année que j’ai passée à l’ETH Zürich, qu’il n’était pas facile de travailler dans un département où il n’y avait absolument aucune chercheuse. Sur un tout autre plan, j’ai aussi réalisé plus récemment, en accédant à des fonctions avec plus de responsabilités, que le sexisme pouvait se faire plus direct et plus brutal.
Comment sont représentées les femmes dans la structure dans laquelle vous travaillez ?
À Inria, 18 % des chercheurs en poste sont des chercheuses. Quant à la manière dont l’institut les représente, il me semble qu’elle est actuellement perfectible. Il s’agit parfois de simples symboles : aucune communication lors de la récente « Journée internationale des femmes et des filles de science » ; aucun nom de mathématicienne ou informaticienne française postérieure au 19e siècle pour côtoyer Philippe Flajolet et Gilles Kahn quand il s’agit de baptiser 20 nouvelles salles de réunion, alors que Rose Dieng et Valérie Issarny figurent parmi nos collègues disparues. L’accumulation de ces « oublis » ne contribue pas à changer la situation.
Quelles valeurs porte le prix Irène Joliot-Curie ?
Celles attachées à l’immense carrière d’Irène Joliot-Curie, la scientifique que nous connaissons tous, mais aussi la « sous-secrétaire d’État » à la recherche scientifique du gouvernement Blum, parmi les premières femmes à siéger dans un gouvernement, celle qui a impulsé une augmentation importante du budget de la recherche et des salaires des chercheurs, qui fut à l’origine de la refonte des études à l’École Normale de Sèvres pour aligner les statuts des Sévriennes sur ceux des normaliens d’Ulm.
Que ressentez-vous en tant que lauréate ?
Je ressens naturellement une immense fierté mais j’éprouve aussi une grande reconnaissance envers les collègues avec qui j’ai eu la chance et le plaisir de travailler, notamment mes doctorantes et doctorants, les collègues de mon équipe et les membres de la Commission d’Évaluation de Inria. Même si le prix Irène Joliot-Curie est un prix individuel, je me dois de le partager avec ces collègues car l’ensemble de mes contributions est le fruit d’un travail collectif. Cette dimension collective est d’ailleurs l’aspect du travail de recherche qui me tient le plus à coeur, aux antipodes du mythe du chercheur solitaire. Enfin, je ressens également une certaine responsabilité et l’envie de plaider pour la recherche en informatique. Nous souffrons du manque de culture et de la méconnaissance de notre domaine et de l’illusion que, puisque nous disposons tous d’un téléphone et d’un ordinateur qui fonctionnent raisonnablement, tous les problèmes fondamentaux seraient résolus. Exporter le « numérique » dans d’autres disciplines est certes nécessaire mais risque d’être de bien courte durée si on continue à négliger les sujets majeurs en informatique, qui préoccupent la plupart des grands pays. Garantir la fiabilité des logiciels qui ont envahi nos voitures, protéger nos données médicales si précieuses, évoluer vers des technologies plus frugales, nécessitent des avancées fondamentales dans des domaines aussi variés que la théorie des langages, la sécurité, l’algorithmique, la cryptographie, la compilation, la vérification, les systèmes distribués...
Avez-vous un vœu pour le futur ? Comment faire pour le réaliser ?
J’aimerais qu’à tous les niveaux on accorde plus d’importance à la science et à la recherche scientifique. Nous avons évidemment besoin de science et de recherche pour aborder les immenses défis environnementaux et humains auxquels nous faisons face, pour développer, voire simplement ne pas perdre, une expertise technologique indispensable. Développer la place de la science relève bien sûr de l’enseignement primaire et secondaire, mais cela relève aussi de la culture générale ou populaire. Pourquoi ne pas créer des scènes nationales scientifiques, par exemple ? Sensibiliser tous les étudiants à la recherche, toutes disciplines confondues, est aussi primordial. Découvrir la recherche, c’est apprendre à s’interroger, à faire appel à son esprit critique, à assumer les incertitudes, à refuser les simplifications commodes et à confronter les points de vue.